Le problème fondamental sous-jacent

Je n’aborderai pas aujourd’hui le détail de ces deux sortes de faux dilemmes. Ils méritent, je le souligne, de sereins débats clarificateurs. Je m’en tiendrai à un thème qui me paraît essentiel pour éclairer les polémiques surgies. Ce thème fondamental, c’est celui de la Démocratie, en actes et non en proclamations. Il est largement absent dans les arguments des uns et des autres. Dans le meilleur des cas, il est réduit à l’idée de collégialité dans le cercle restreint des hauts placés et des bien nantis ( le concept de « choura » joue le même rôle de substitut dans les cerces islamistes traditionalistes les plus fermés à l’idée de démocratie).

La lacune n’est pas due au hasard, elle colle à la racine des faux dilemmes dans lesquels on a tenté d’enfermer l’Algérie. Elle explique pourquoi les arguments des «décideurs » pour défendre leur bilan laissent une impression de flou, d’absence de perspectives. Ils s’en tiennent souvent à des plaidoiries ne dépassant pas les évènements ou les conjonctures contestées. Sans référence aux normes démocratiques, il est difficile de comprendre pourquoi et comment sont devenus possibles les fourvoiements, les faux pas ou graves carences qu’ils se reprochent les uns aux autres. Comme si depuis les quinze années écoulées, une large expérience nationale et mondiale ne nous avait pas appris que l’absence de repères démocratiques opérationnels, c’est pour une nation « bonjour les dégâts ».

Rapports entre l‘opinion et les « décideurs »

Les réactions de l’opinion nationale, gratifiée par les ex gouvernants de retours contradictoires sur le passé, comportent forcément une part de subjectivité. Une majorité de citoyens déçus des institutions sont enclins à réagir selon la formule populaire « Allah yqawwi chitan-houm » ( que Dieu attise leur Satan réciproque). Façon d’exhaler une grosse rancune pour leurs espoirs trahis. Réaction de joie maligne, compréhensible et partiellement fondée. Elle reste néanmoins un peu courte, comme si, en exprimant une indifférence teintée d’ironie, les gens considéraient que ces « règlements de compte » ne les concernaient pas.

Pourtant, « quand les éléphants se battent, tout ce qui peuple la forêt, animaux et végétaux, est piétiné et saccagé ». Quel que soit le vainqueur ou le vaincu, les premiers à payer les frais et subir les dégâts occasionnés par les seigneurs de la jungle, sont ceux qui vivent sur le terrain, qui en tirent leur subsistance et leur sécurité. Aussi sont-ils les mieux placés et les premiers intéressés à rechercher comment agir pour échapper à ces calamités.

Les composantes de la société dans leur majorité, peuvent-elles sortir indemnes des combats de chefs ? Peuvent elles y trouver quelque avantage, quand ceux-ci semblent les prendre à témoin pour s’impliquer en faveur des uns ou des autres ? Jusque là, la plupart des dirigeants avaient agi comme si le peuple ou les secteurs politiques et idéologiques représentatifs n’avaient pas d’opinion à formuler. Ils ne laissaient à ces derniers qu’une issue prétendue honorable : s’aligner sur le puissant du moment. Les autorités de l’époque n’avaient pas cherché à les consulter sérieusement et largement sur les décisions et les faits qu’elles remettent aujourd’hui sur le tapis. La caractéristique de la plupart des cercles dirigeants depuis l’indépendance est d’avoir toujours voulu agir à leur guise et sans contrôle. Les activités ou positions qu’ils se reprochent mutuellement après coup s’étaient déroulées au dessus de la tête de leurs compatriotes.

Le rôle des personnalités et le poids des problèmes de fond

La marginalisation voulue d’une grande partie de l’opinion était-elle imputable à la personnalité et aux traits de caractère des dirigeants en place ? Doit-on mettre tout sur le dos des ambitions et des tempéraments autoritaires, comme on l’a fait à tort à propos du culte de la personnalité de Messali, y voyant la cause de tous les déboires du mouvement national ?

Ce serait une erreur de le croire. La personnalité joue certes un rôle, mais toujours dans les limites d’un contexte, d’un rapport de forces socio-politiques et de mécanismes globaux. Entre autres, le niveau de conscience et les capacités de mobilisation des différentes couches de la population jouent un rôle appréciable et parfois déterminant.

A propos des reproches, fondés ou non, que s’adressent mutuellement Touati- Nezzar et Belaid Abdesselam, si ces personnalités n’avaient pas été au devant de la scène, d’autres personnalités appartenant au même système dominant auraient assumé individuellement ou de façon collégiale les mêmes orientations et méthodes. Seules les modalités, la forme, les détails, le rythme et le calendrier auraient été plus ou moins différents. Ainsi le voulait la logique de fonctionnement d’un système, tourné dans son ensemble vers la domination sans partage sur le champ politique et une répartition discriminatoire des ressources humaines et matérielles, au détriment des travailleurs, des salariés et des couches populaires.

Dès lors que l’Algérie est traitée dans sa base populaire comme l’humble « h’chicha talba ma’icha », à qui on dénie sa place au soleil, elle exprime sa frustration comme elle peut, en silence ou spectaculairement. L’exode des cerveaux et les massives volontés d’évasion désespérées des « harragas », la détresse des populations jeunes et féminines, les émeutes locales à répétition des ruraux ou citadins, l’abstention massive à l’échelle nationale aux dernières législatives, sont des indices flagrants de la non solution des problèmes de vie ou de survie de la communauté nationale.

De ces signaux plus qu’alarmants, on ne trouve pas beaucoup trace, ainsi que des mécanismes de leur genèse, dans les arguments que se sont jetés à la figure les ex-acteurs du « sommet ». Pourtant les carences correspondantes sont significatives et déterminantes. Elles ont modelé et continuent de modeler le sort de l’Algérie. Pourquoi ne pèsent-elles pas lourd dans les préoccupations et les visions par le haut des acteurs technocrates ou bureaucrates, civils ou militaires ? Parce que même lorsqu’en théorie ils sont au fait de ces problèmes, ils agissent en prisonniers de l’engrenage oligarchique et autoritaire qui s’est mis en place à l’indépendance et même avant. Des capacités intellectuelles ou de bonnes intentions ne peuvent rien contre une vision étriquée et élitiste des mécanismes de prises de décision et de répartition des prérogatives de pouvoir.

Les problèmes de pouvoir sont ils insolubles ?

Non pas que la maîtrise des problèmes de pouvoir soit sans importance. Les questions de pouvoir méritent au contraire une grande attention et une autre mentalité. Elles avaient des chances de trouver des solutions viables et plus largement acceptables si elles avaient été énergiquement subordonnées au vécu et au sort des couches populaires, ainsi qu’à une conception large, non clanique et clientéliste de l’intérêt national. Faute de quoi, comme c’est le cas aujourd’hui, les problèmes de gestion et de prérogatives ne peuvent que s’envenimer et déboucher sur des impasses qui discréditent le système, mais sont surtout préjudiciables à l’Algérie.

Il en sera ainsi tant que les responsables continueront à aborder l’exercice du pouvoir de la même façon tronquée et unilatérale, dans l’espace clos et le domaine réservé d’une « famille révolutionnaire », vraie ou usurpée. Une « famille » cooptée et parcourue d’intrigues et de chausse-trapes, mais dans tous les cas dépassée, aveugle et sourde aux synergies et aux contradictions qui font la vitalité d’une nation en évolution. Empêtrés dans leurs querelles intestines, eux et leur système passeront à côté des problèmes de fond, importants pour l’évolution du pays et du monde, tant que leur préoccupation dominante se limitera à celle de conserver ou conquérir le pouvoir pour eux-mêmes ou pour leur clan et clientèle, tant qu’ils plieront les problèmes de fond et leur solution à cette hantise.

Préoccupés dans une telle optique à se faire valoir, à se distinguer de leurs autres collègues ou prédécesseurs jugés moins méritants et performants, ils perdent de vue l’essentiel : les uns et les autres se rejoignent dans l’art et la volonté de domestiquer « leurs » administrés, les soumettre bon gré mal gré à leurs faits accomplis.

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