Comment a-t-on ressenti au PAGS la disparition de Boumediene ?

Comme une lourde perte pour le pays, en dépit des critiques que nous adressions au style autoritaire de son régime, préjudiciable même aux avancées qu’il avait amorcées. Le PAGS était resté interdit et plusieurs d’entre nous toujours clandestins. Sentimentalement, nous avons été émus par la vague des réactions d’affection envers Boumediene, elles exprimaient spontanément la peine et les interrogations des simples gens. Malgré les mécontentements, ils lui semblaient reconnaissants de leur avoir donné des éléments de dignité ou des raisons confuses d’espoir. C’est politiquement que nous étions inquiets pour les suites d’une perte survenue à un moment critique (dans l’opinion, il y a eu des interrogations et rumeurs sur les causes de sa maladie). Dans des confidences à ses proches lors de ses derniers déplacements officiels, Boumediene paraissait sceptique sur la rénovation d’un parti FLN à court terme (pas moins de quinze ans, estimait-il). En même temps, à propos du congrès de ce parti qui pointait à un horizon non encore précisé, des intentions de changements lui étaient prêtées dans le sens d’un assouplissement et contrôle du régime. Ces rumeurs semblaient confortées par une certaine démocratisation et une plus grande liberté d’action acquises dans le fonctionnement des organisations de masse, depuis que Messaâdia, le caporalisateur en chef avait été écarté de la direction du FLN et remplacé par Yahiaoui. Ce dernier apparaissait comme un populiste aux contours flous affichant des opinions de progrès. Au plan économique, des déclarations, notamment de Belaïd Abdesselam semblaient annoncer un bilan autocritique et une révision positive des sérieuses tares que le PAGS critiquait depuis longtemps, comme le gigantisme et des fuites en avant fortement inspirées par les monopoles occidentaux qui y trouvaient leur compte ; ainsi que le délaissement du social et l’hostilité au mouvement syndical dont il poursuivait avec acharnement la domestication. Ces intentions de réformes auraient-elles eu quelque avenir si Boumediene était resté en vie ? La question se posait du fait des difficultés et dangers de l’environnement international et des oppositions ouvertes ou plus sourdes émanant de l’extérieur et de l’intérieur du pouvoir visant simultanément aussi bien les pratiques autoritaires que les velléités timides de démocratisation. Nos craintes n’ont pas tardé à se confirmer.

3. LES ANNEES CHADLI, DEBUT DE LA FIN ?

Chadli a vite montré le glissement à droite ?

Les premières mesures de Chadli montraient une accentuation des tendances négatives qui marquaient déjà précédemment le régime, mais opprimés et des exploités. La modernité, la mise à jour, pour les communistes, ne consiste pas à inventer des projets qui mettent les peuples et les travailleurs à la remorque des exploiteurs. Elle consiste à inventorier en quoi et comment l’exploitation capitaliste cherche à se perpétuer, en quoi et comment les approches bureaucratiques et hégémonistes, qui ne sont pas le monopole des systèmes capitalistes, peuvent aussi pervertir, freiner et même anéantir temporairement et localement les approches progressistes et communistes. Les problèmes de gestion et des mécanismes du pouvoir ont été une question relativement neuve pour les communistes dans la période ouverte avec succès par la révolution d’octobre 1917. L’expérience acquise depuis confirme qu’elle doit être approfondie dans le sens démocratique qui est la raison d’être de ce mouvement. L’organisation est-elle et doit-elle rester un instrument au service du mouvement social ou bien se transforme-t-elle fatalement en appareil de contrôle et de domination sur le mouvement social ? Il était grand temps pour que les mécanismes d’interactions entre la base sociale et les organisations militantes ou institutionnelles soient étudiés et maîtrisés ; pour que le communisme soit, comme le concevait Marx, réellement le mouvement social de l’Histoire et ne se pervertisse pas, comme dans les systèmes exploiteurs où ces dérives sont structurelles, en phénomènes qui se sont retournés contre les intérêts de ce mouvement. Prenons le simple exemple du centralisme démocratique. Il est pleinement valable tant qu’il implique à la fois le débat réel et la discipline dans l’application des orientations majoritaires librement adoptées. La déficience à corriger est que les points de vue, y compris ceux non adoptés, doivent être portés à la connaissance de toute la base militante. C’est la condition majeure pour que les organisations s’améliorent au fur et à mesure des expériences, à la lumière des succès ou échecs rencontrés.

Vous restez donc communiste ?

Dans “rester”, il y a un risque de comprendre ce choix comme un attachement conservateur à tout ce qui a été dit, fait et pensé au nom du communisme. Mais continuer, ce n’est pas non plus faire n’importe quoi au nom de l’innovation, c'est-à-dire rejeter ce qu’il y a eu de meilleur dans les combats et les réalisations passées. Ce n’est pas non plus forcément ou seulement endosser une étiquette, un parti, un titre, exercer une responsabilité opérationnelle ou organique. Bien entendu, on ne peut rien faire sans organisation, mais tout dépend si le type et le fonctionnement de l’organisation se conforment ou non aux orientations démocratiques et sociales proclamées. Mon engagement de fond demeure, même s’il ne s’identifie pas à une intégration organique quelconque. J’annonçais clairement ce souhait plusieurs années avant le retour à la légalité à des camarades qui considéraient avec intérêt ce projet personnel de reconversion militante sous d’autres formes. Je l’ai confirmé par écrit plus d’un mois avant le Congrès et m’y tiendrai, en fidélité à l’engagement communiste.

Avez-vous des fiertés particulières ou des regrets en particulier ?

Une fierté m’a toujours aidé à vivre les pires moments. Celle de ne jamais avoir accepté l’injustice, l’arbitraire. D’être resté sensible au sort de mes semblables. De pouvoir regarder en face mes compatriotes ou camarades et garder un sourire amical pour ceux qui n’ont pu éviter d’être abusés ou contraints à des renoncements momentanés ou durables. Je me dis et le dis à ceux avec qui nous avons partagé les épreuves : il ne sert à rien de larmoyer face aux revers, ça n’avancera pas d’un centimètre la cause et les espérances qui sont encore tapies en nous. Ce qui compte : s’instruire de nos expériences, en discuter et en instruire ceux qui n’en ont pas eu suffisamment. J’en ressens la pressante importance, car le trajet perturbé du mouvement social et communiste en Algérie n’a pas permis à beaucoup de nos devanciers de laisser à ma propre génération les riches enseignements de leurs luttes. Quant aux regrets, il n’en manque pas. L’important est qu’ils ne soient pas paralysants. D’abord, et c’est le cas de tous les humains honnêtes, que les choses souhaitées n’aient pas avancé plus vite, dans le monde et chez nous. Personnellement, il m’a coûté beaucoup aussi de ne pas avoir mené plus loin les travaux scientifiques prometteurs de ma jeunesse. Mais la lutte sociale, avec ses satisfactions et ses déboires, est intellectuellement tout aussi passionnante et moralement réconfortante. Un regret m’a torturé depuis que mon engagement social commencé à l’âge de quinze ans est devenu plus poussé du fait des circonstances successives et a avalé énormément de ce à quoi aspire tout être humain. Je n’ai pas pu ou su donner aux êtres chers que j’ai aimés et à mes parents, à mes frères, sœurs et enfants, autant d’affection, de temps et d’attention, y compris aux moments cruciaux où ils auraient eu le plus besoin de moi. Une chose m’aide, non pas à atténuer ces regrets mais à vivre à côté d’eux. L’idée que j’ai contribué, à ma mesure, à des avancées qui ne sont pas facilement perceptibles à l’échelle d’une seule ou deux génération mais qui, au-delà de nos impatiences légitimes, sont objectivement indéniables. Depuis les années quarante et à travers dangers, tragédies et reculs temporaires, la spirale des droits humains au mieux-être, à la sécurité, à la paix, à la liberté, à la dignité, n’a cessé d’être ascendante. Même les réactionnaires n’osent plus se vanter de leurs méfaits et se croient obligés de parler un autre langage. C’est le moment de ne pas s’endormir sur ce constat, de garder intacte une saine impatience comme nos grands-parents chez qui dans la pire nuit coloniale la flamme de l’espoir ne s’est jamais éteinte. Ils ont eu raison contre les “réalistes”, les désespérés ou les timorés.

Entretien réalisé par Arezki Metref
Publié dans Le Soir d'Algérie
Source: http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2007/06/02/article.php?sid=54349&cid=2

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