2. LA PERIODE DU "PARTI UNIQUE" OU LA (RE)NAISSANCE PARADOXALE

Nous ne pouvons pas ne pas aborder, avec vous, le PAGS et sa naissance. Dans quelles circonstances s’est constituée l’ORP en 1965 et comment et pourquoi s’est-elle continuée par la fondation du PAGS en 1966 ?

Votre question englobe trois moments aussi intéressants les uns que les autres : la situation à la veille du 19 juin 1965 et le coup d’Etat luimême, puis les quelques semaines du rassemblement éphémère de l’ORP entre juillet et septembre 1965, enfin la création du PAGS à partir de janvier 1966. Durant ces trois périodes, le Parti communiste algérien a été constamment présent comme parti, avec des formes variables, adaptées aux différentes situations, que ce soit pour son organisation interne ou pour les modes d’expression et d’activités publiques.

Dans quel état se trouvait le PCA à l’indépendance ?

Le pouvoir de Ben Bella a interdit le PCA dès novembre 62 (quatre mois à peine après l’indépendance). La mesure antidémocratique était sans fondement juridique dans les nouvelles institutions. C’est dans les faits que le PCA, tout comme le quotidien Alger Républicain, avait dès le cessez-le-feu marqué sa présence et ses activités unitaires et constructives. Il n’y avait aucune disposition juridique concernant les partis au moment où les leaders du FLN s’entredéchiraient pour le pouvoir. A partir de l’interdiction officielle, les camarades dirigeants ou militants de base activaient sans afficher formellement le sigle de leur organisation. Mais tout le monde savait qu’il s’agissait de communistes. D’un côté, ces activités ont été relativement tolérées parce que le pouvoir s’était prononcé à cette époque pour des mesures comme la nationalisation des terres des gros colons que nous soutenions. D’un autre côté, les autorités mettaient des bâtons dans les roues, réagissant avec irritation menaçante à chacune de nos initiatives. Par exemple, elles reprochaient à notre presse d’avoir fait connaître la charte de Tripoli, si la Charte était leur propriété ou comme si les membres du CNRA l’avaient adoptée seulement pour la forme et sans la destiner à l’application. Les autorités protestaient contre le fait que nous ne montrions pas un enthousiasme exagéré pour des mesures discutables, comme les nationalisations de petits commerces et artisanats ou la suppression des enfants cireurs, mesure symbolique positive mais présentée par eux comme le sommet du socialisme. Un éditorialiste du quotidien FLN nous reprochait de parler seulement de “voie non capitaliste” alors que le FLN, lui, allait beaucoup plus loin et se disait le champion du socialisme. Après les coups de force et les pressions contre les syndicats (dont l’odieuse agression de janvier 1963 contre le Congrès de l’UGTA), le pouvoir ne supportait pas la moindre de nos allusions à la démocratisation de la vie associative. Des attaques plus subtiles consistaient, au nom même du socialisme, à reprocher au PCA son existence, qu’ils jugeaient inutile ou préjudiciable à l’union des forces de progrès. On nous opposait aux communistes cubains qui, eux, participaient à l’unification en cours des forces révolutionnaires pour un socialisme de classe, sous la direction de Fidel Castro. Nous leur répondions : appliquez sans équivoque des orientations de fond similaires à celles de Cuba, alors nous nous retrouverons organiquement ensemble comme à Cuba. En fin décembre 1962 et janvier 1963, j’avais moi-même observé de près l’expérience cubaine et constaté à quel point le mouvement d’unification à la base était démocratique et fortement influencé par les exigences légitimes des travailleurs contre les courants opportunistes et “khobzistes”. Les riches villas et palais “biens vacants” que chez nous les gens du “nidham” se disputaient férocement, étaient là-bas prioritairement attribuées à l’hébergement collectif des étudiants boursiers issus de familles pauvres. La pression sur nous était d’autant plus forte que même des éléments progressistes du FLN s’y associaient. Certains d’entre eux, comme Amar Ouzegane (dans un ouvrage au ton très virulent) étaient persuadés du rôle messianique et ultrasocialiste du FLN. Ils relayaient des secteurs de la gauche égyptienne autour de Lotfi Kholli, bien en cour auprès de cercles FLN, pour nous inciter fortement à dissoudre le parti en imitant, disaient-ils, une partie des communistes qui l’auraient déjà fait en Egypte. Il était difficile de leur faire admettre que l’action collective d’un parti communiste autonome était plus utile pour la cause démocratique et sociale que les seules interventions individuelles, à supposer même que l’intégration individuelle des communistes soit souhaitée par la majorité des dirigeants du FLN. L’expérience difficile et complexe du temps de guerre, consistant à combiner dans la clarté le soutien sans réserve à l’ALN avec le maintien de l’autonomie politique du PCA, nous paraissait encore plus fondée dans les nouvelles conditions de l’indépendance. J’ai constaté, au fil des années, que ces pressions étaient communes, et même synchronisées, à de nombreux dirigeants de régimes à parti unique. Récemment, à l’occasion d’un colloque, j’ai appris d’un camarade égyptien qui a vécu les dures prisons nassériennes pendant plus de dix ans, que leurs geôliers socialistes “spécifiques” leur disaient aussi à la même époque : “pourquoi ne faitesvous pas comme les communistes algériens qui ont dissous leur parti ?! Ce sont les mêmes sornettes que répétera plus tard Georges Marchais, secrétaire général du PCF qui à partir de 1973 a unilatéralement rompu durant quinze ans toute relation avec les communistes algériens, traités par lui de sectaires et inexistants en Algérie. Plusieurs dirigeants du PCF racontaient à leurs militants étonnés de l’absence des camarades algériens aux fêtes de l’Humanité, que c’était nous-mêmes qui avions demandé à ne pas y participer pour laisser place au FLN dans lequel nous serions déjà intégrés ! Comment expliquer une telle aberration ? Outre la traditionnelle méconnaissance des problèmes chez certains dirigeants français qui prétendaient tout savoir sur l’Algérie, outre les conceptions laxistes des eurocommunistes, il y avait aussi leur naïveté devant les fables du virtuose Messaâdia, dirigeant du FLN. Il flattait les dirigeants du PCF et du PCUS en leur racontant qu’il avait été membre, dans sa jeunesse, du mouvement des jeunes communistes et que le PAGS n’était pas un vrai parti communiste comme ceux de France ou de l’URSS. D’autres sources nous précisaient aussi le rôle des affaires commerciales et financières dans ces relations interpartis sans principe. Comme l’était aussi la distribution de liasses de billets d’avion aux représentants de certains partis arabes, pour acheter leur tiédeur envers la répression et les exclusives subies par les communistes algériens. En vérité, pour revenir à la période 1962-1965, la raison de ces pressions et tractations était la crainte les dirigeants du pouvoir et du FLN de voir grandir le mouvement de masse démocratique et social auquel les communistes appelaient et œuvraient. Au lieu d’encourager cet élan constructif, de s’y associer y compris pour qu’il ne reste pas le monopole des communistes, ils le dénigraient. Ils voyaient dans la montée d’une base sociale algérienne, pourtant sollicitée et produite par la guerre d’indépendance, un signal d’alarme pour les nouvelles couches occupant des postes d’autorité civils ou militaires. Les populations citadines et rurales observaient depuis le cessez-le-feu leurs comportements prédateurs et méprisants. De fait, plus le mouvement social se dessinait, plus il se faisait au détriment de l’emprise du FLN, parce que précisément un grand nombre des cadres de ce dernier se détournaient du mouvement social ou le combattaient. Des centaines d’exemples le montraient chaque jour. Si je parle de cette période avec plus de détails, c’est parce que le mauvais départ a marqué très négativement les étapes ultérieures.

Pouvez-vous citer des exemples ?

A Gué-de-Constantine à cette époque, je parlais avec les ouvriers d’une briqueterie dont nous soutenions la grève. Elle avait été déclenchée après des mois de vaines démarches pour mettre fin à un abandon total des pouvoirs publics envers cette entreprise que les travailleurs restés sans salaires avaient pourtant gardée productive. Quand je leur ai suggéré de former une délégation auprès de la kasma FLN de la localité, j’ai vu leurs visages se fermer. Un moment plus tard, leur responsable, ancien maquisard, le teint marqué par la fatigue et les privations, m’a pris à part et me confie d’une voix sourde : “Mon frère, crois-moi, je te jure par Dieu, que si ce n’avait pas été mes enfants, j’aurais pris mon fusil et aurais commencé par le chef de la kasma avant de retourner à la montagne.” C’était dur d’entendre ça un an après l’indépendance, un gâchis sans nom. Pourtant, à ce moment, tout était encore possible, les gens espéraient le changement. Dans la même localité, les jeunes s’étaient mobilisés, de leur propre initiative. En sollicitant l’aide de la population, ils ont aménagé un terrain vague en stade de foot puis se sont engagés avec d’autres croyants du village dans la construction d’une petite mosquée. Les milieux conservateurs et la section du FLN dont ils n’avaient pas attendu la permission (ils savaient que ces “mass’oulin” depuis leurs bureaux, ni ils font eux-mêmes, ni ils ne vous laissent faire) ne voyaient pas ça d’un bon œil. Au lieu de s’y mettre eux aussi, ils ont commencé à dénigrer. Et pour cause ! Les initiateurs étaient des jeunes communistes de la cité La Montagne (El Harrach-Hussein-Dey), avec des enseignants et ouvriers cheminots, y compris européens, dont la sœur et le beau-frère de Maurice Audin. Ces militants n’étaient pas une rareté dans le paysage algérien, ils reflétaient les espoirs et le moral des centaines de milliers de gens ordinaires, sans engagement partisan ou se reconnaissant encore dans le FLN, qui croyaient aux vertus créatrices de l’indépendance. Pour la première grande Journée de l’arbre, visant au reboisement de l’Arbatache au-dessus du barrage du Hamiz, toute la Mitidja était sur les routes. Certaines devenues impraticables aux véhicules, étaient pendant des heures encombrées d’une foule multicolore et joyeuse se rendant à pied comme pour une fête vers les chantiers de montagne. Ils étaient impatients de partager un honneur symbolique, faire pousser les arbres de la renaissance partout où l’érosion ou le napalm avaient ravagé leur pays. C’était l’époque où il paraissait normal et honorable que des gens aient donné spontanément une maison, ou des femmes aient fait don de leurs bijoux pour la solidarité nationale, d’autres un lopin de terre, un petit atelier ou commerce pour une entreprise dite autogérée. Assez rapidement, le déséquilibre entre la sensibilité populaire et l’état d’esprit profiteur ou dominateur des milieux officiels locaux ou centraux a commencé à alourdir le climat politique. Le décalage entre les proclamations et les actes portait un coup à la crédibilité des instances dirigeantes déjà mises à mal par la crise de l’été 62. Ce discrédit était concrètement mesurable en comparaison avec l’accueil favorable que recevaient l’action et les propositions des communistes. Le succès de ces actions et initiatives nous donnait évidemment satisfaction mais nous inquiétait aussi. Nous sentions bien qu’il risquait de provoquer les réactions répressives des cercles qui voyaient les choses beaucoup plus sous l’angle des enjeux de pouvoir que celui de l’intérêt général. Dans les syndicats de travailleurs, malgré la caporalisation de l’UGTA en janvier 1963, nos camarades jouissaient d’une confiance grandissante et cela exerçait une pression positive sur les directions opportunistes ou timorées. Les étudiants, quant à eux, élisaient à l’UNEA d’une façon totalement démocratique des représentants et des exécutifs entièrement composés de nos camarades, au point que nous jugions préférable de faire démissionner certains d’entre eux pour laisser place à des adhérents FLN, dans l’espoir de cultiver chez eux l’esprit unitaire, faire reculer les réflexes hégémonistes. L’évolution démocratique chez les étudiants, amorcée dès le début des années 1950, s’est accentuée avec l’indépendance. Issus, en effet, pour la plupart de couches pauvres des villes et des campagnes, ils défendaient le droit nouvellement acquis à l’enseignement supérieur et aux perspectives professionnelles, cependant qu’ils étaient, notamment les jeunes filles, idéologiquement sensibles à une vision d’émancipation et d’épanouissement de l’individu et de la société. Les lycéens et les syndicats de cheminots ou d’industries mécaniques constituaient ensemble des équipes du “CAREC” qui se rendaient volontairement dans les campagnes pour aider les paysans à réparer leurs tracteurs et résoudre nombre de leurs problèmes. Dans l’enseignement, de nombreux pédagogues revenus à la liberté après avoir été emprisonnés ou exilés par les colonialistes pour leur engagement patriotique et communiste, remettaient en marche l’éducation en formant sur le tas et dans l’urgence des centaines de moniteurs et monitrices d’enseignement. Contrairement à des appréciations, selon lesquelles ces activités militantes jouissaient de la bienveillance des autorités en échange de leur “ ralliement “ au pouvoir de Ben Bella, c’est le contraire qui était le plus fréquent. Ces appréciations étaient répandues sciemment par certains pour nuire ou par manque d’information pour d’autres. Ainsi, des journalistes ou diplomates étrangers ou des responsables de partis frères arabes se bousculaient auprès de nos dirigeants ou d’ Alger Républicain dans l’espoir d’intervenir en faveur de leurs problèmes auprès de Ben Bella ou de ministres comme si nous avions porte ouverte chez eux. Or, en règle générale, nos militants se heurtaient à des obstacles allant de l’indifférence (pour décourager) à l’hostilité calomnieuse, la malveillance et même la répression insidieuse ou déclarée. C’est seulement une fois l’influence des progressistes bien assise dans un secteur, que les autorités affichaient envers eux une bienveillance intéressée, pour capter leur soutien. Ainsi, Ben Bella puis Boumediene (avant 1965) ont, à partir d’un moment, rivalisé d’attentions envers les dirigeants UNEA ou envers Alger Républicain, leur déléguant aussi des spécialistes en manigances, le plus notoire étant un politicien tortueux bien connu qui jouait avec les deux leaders double jeu (ou même triple, en tablant sur des avantages escomptés pour lui-même et sa carrière). Il arrivait aussi qu’ils (y compris Ben Bella) adressent de grands compliments pour nos activités syndicales, dans le seul but de connaître l’implantation de nos cadres syndicaux et donner des consignes pour les éliminer des rouages électifs ou les corrompre. Nous, nous agissions avec la mentalité d’un vrai front à édifier de la base vers le sommet pour servir l’intérêt du pays et des travailleurs ; eux, qui nous considéraient comme naïfs, spéculaient en termes de forces à verser à leurs clans pour conserver le pouvoir ou le conquérir. Les épisodes les plus dangereux pour nous étaient paradoxalement ceux où nous remportions des succès plus importants dans l’élargissement de la base sociale du parti. Ils étaient perçus par eux comme une menace pour leur pouvoir. Certains exagéraient même de façon alarmiste nos progrès comme autant de dangers. Deux exemples significatifs. Le premier a beaucoup et presque directement pesé sur l’interdiction du PCA quelques semaines plus tard. En octobre 1962, lors de la grave tension au bord de la guerre entre les USA et Cuba, le PCA a organisé deux meetings de solidarité envers Cuba à Alger et Blida. Le succès nous a littéralement surpris : salles combles jusque dans la rue, enthousiasme des jeunes, nombreux à affluer le lendemain vers nos locaux, croyant que nous recrutions des volontaires pour Cuba. Mais une surprise beaucoup plus grande nous attendit les jours suivants. Le FLN, piqué par ces succès, décida lui aussi deux meetings dans les mêmes localités. Ce fut un fiasco total. Du coup, le troisième meeting que je devais tenir à Sétif sur l’invitation de la jeunesse de cette ville fut purement et simplement interdit. Ce fut le début de saisies de fait (non notifiées ou justifiées officiellement) de notre hebdomadaire Al-Hourriya. Puis ce fut l’interdiction tandis que Ben Bella se répandait en explications de tous côtés (notamment vers son “ami” Fidel Castro) pour jurer que la mesure était d’ordre général et ne revêtait aucun caractère anticommuniste. J’ai déjà dit comment le PCA a néanmoins poursuivi ses activités dans des formes plus souples. Le climat national (premières nationalisations des terres, etc.) nous était plus favorable ainsi que le climat international (le PCUS, avec Khrouchtchev, s’était publiquement associé à notre protestation) La deuxième menace sous le pouvoir de Ben Bella contre le PCA a été beaucoup plus sérieuse et fut assumée sous des pressions ouvertement plus réactionnaires, derrière l’ambiguïté traditionnelle du FLN. Il venait en son Congrès de 1964 d’adopter la Charte d’Alger qui, en façade se disait socialiste, scientifique et en faveur des masses laborieuses. Alors qu’en novembre 1962, c’est avec un embarras extrême que Medeghri, ministre de l’Intérieur avait notifié l’interdiction du PCA à Larbi Bouhali, premier secrétaire, en 1964, une majorité de délégués au Congrès FLN ne se gênaient pas pour exhaler leurs objectifs réactionnaires en exigeant l’interdiction du quotidien Alger Républicain, au nom de l’unicité du parti et de la presse nationale. L’objectif était évidemment à la fois de bloquer la montée du mouvement social à la base à travers la presse et les militants qui en étaient les meilleurs défenseurs et de dissuader l’aile du pouvoir ouverte au progrès social, même de façon inconséquente, d’aller plus loin. Une fois de plus, Alger Républicain inquiétait par ses progrès continus face à une presse FLN qui n’arrivait pas à décoller. Ce sera ultérieurement une des motivations d’une grande partie des conjurés et auteurs du coup d’Etat du 19 Juin. Ce n’était pas un problème de moyens matériels et humains, dont Alger Républicain était cruellement démuni, mais le fait que les sacrifices et les orientations de ses rédacteurs et diffuseurs répondaient aux aspirations de la société, même si le quotidien, comme l’affirmait sa devise, était contraint de ne pas dire “toute la vérité”.

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