Comment pouvait-il en être autrement quand même les étrangers, quand ils étaient suffisamment informés, s’étonnaient que des insurrections n’aient pas déjà eu lieu. Cinq ans après, dans l’été 1950, j’étais allé en Europe au Congrès de l’Union Internationale des Etudiants pour représenter l’AEMAN (Association des Etudiants Musulmans de l’Afrique du Nord) dont j’étais le président. Après mon allocution où j’avais parlé du 8 mai 1945 en indiquant le chiffre donné par les organisations nationales de quarante mille (40 000) victimes, plusieurs délégués d’Europe sont venus me trouver pour me demander si le texte imprimé que j’avais distribué ne contenait pas une erreur sur le nombre de zéros. L’énormité du massacre leur paraissait impensable. Quand je leur ai confirmé et expliqué les faits, deux d’entre eux se sont exclamés « Mais pourquoi n’avez-vous pas pris les armes pour vous libérer ? » Ils pensaient aux résistances d’Europe contre l’occupation nazie ou à la première guerre du Viet Nam qui faisait rage. « Ce n’est pas l’envie qui en manque aux jeunes algériens, leur ai-je dit, mais ce n’est pas si simple d’y arriver ». Et leur ai cité l’exemple de l’OS qui venait d’être démantelée par la police française.

Les faits nous avaient montré en effet en 1945 (comme ils le montreront plus tard avant et après le 1er novembre 1954) que l’articulation nécessaire entre l’action dans ses formes politiques non violentes et l’action dans ses formes armées (et néanmoins politiques dans leur contenu) est une question décisive mais également complexe et difficile à maîtriser. Le mouvement national a eu besoin d’accumuler les expériences. Le mois de mai 45 a été l’un des exemples de ces tâtonnements sur une voie que le mouvement algérien de libération n’avait pas encore exploré dans ses formes modernes, différentes de celles de la résistance à la conquête coloniale du 19ème siècle.

Tout cela mériterait études et recherches, pour sortir des exposés purement triomphalistes et qui présentent de façon simpliste les cheminements vers l’option et la concrétisation de la lutte armée, abordée isolément ou en opposition avec le reste des formes de lutte et motivations de tout un peuple.

A ce propos et délibérément, je n’ai pas abordé dans ce témoignage des aspects, et analyses qui ont leur importance et avaient fait problème: la gestion des évènements et des évolutions par les différents acteurs politiques nationaux, telle que je l’avais perçue alors ou telle qu’elle m’est apparue plus tard à la lumière de nouvelles informations et d’expériences ultérieures.

Que penser par exemple des analyses des dirigeants du PCA tels que Amar Ouzegane (et de ses inspirateurs au PCF tels que André Marty), qui à l’époque avaient d’abord attribué la responsabilité de ces évènements à des provocations nationalistes qui auraient fait le jeu de la grosse colonisation et du nazisme, avant de revenir sur cette erreur grossière et d’engager une campagne de masse contre la répression colonialiste et l’amnistie en faveur de tous les emprisonnés et condamnés ? A ce propos, j’ai toujours été intrigué par le fait que des dirigeants nationalistes n’ont cessé d’occulter le rôle majeur de Ouzegane dans ces prises de position sectaires et erronées. J’ai entendu souvent et directement à cette époque ses discours antinationalistes imprégnés d’une grande hargne personnelle allant au-delà de convictions collectives. D’autant plus intrigant que cette occultation assumée et prolongée par la même personnalité dans ses publications et mémoires, s’est accompagnée de façon récurrente dans certains milieux de vives critiques paradoxalement dirigées contre les orientations ultérieures qui ont remis ce parti sur les rails de positions nationales en condamnant les erreurs que le principal concerné s’était refusé à reconnaître.

Parallèlement, que penser aussi de la vigilance et de la maîtrise insuffisantes des dirigeants nationalistes en place à cette époque envers les projets à peine cachés des colons et de l’administration française au cours des mois précédents de se livrer prochainement à une grande provocation pour briser l’expression ascendante et tumultueuse du mouvement national ? Comment apprécier également la précipitation, heureusement corrigée à temps, à décréter un mot d’ordre d’insurrection avec seulement des masses chauffées à blanc sans orientations politiques ni préparation organique adéquates ? Quels enseignements auraient pu être tirés enfin de ces évènements pour assurer aux évolutions ultérieures du mouvement national et social un caractère encore plus unitaire, moins populiste et spontanéiste, plus attentif aux environnements régionaux et internationaux ? Voila qui, à ce jour encore, pourrait donner lieu à des réflexions et des débats utiles pour tous, pour peu que soient mis au second plan les a priori et procès d’intention idéologiques.

Il reste que l’Histoire retiendra l’essentiel : l’impossibilité sur le long terme aux forces rétrogrades de barrer la route aux mouvements légitimes issus des profondeurs et de nature foncièrement démocratiques et sociaux, même s’ils s’expriment initialement dans des formes impulsives, insuffisamment maîtrisées au regard de l’efficacité et des intérêts réels.

Il en fut ainsi de l’élan national algérien momentanément brisé dans le sang en 1945, comme ce fut le cas aussi des révoltes prémonitoires et massacres de Yen Bay en Indochine avant 1939 ou des massacres de Madagascar après la deuxième guerre mondiale. L’important, et c’est une condition essentielle, c’est que les aspirations puissantes parviennent à trouver des relais politiques suffisamment à leur hauteur, qui ne se traînent pas démagogiquement à la remorque de la spontanéité pour d’étroits calculs politiciens et de clans.

Je terminerai par une remarque non moins importante et d’une portée actuelle. Un tort considérable a été porté à l’évolution de l’Algérie indépendante par l’assimilation ou l’identification mécanique et totalement erronée des situations, des rapports de pouvoir et des formes de lutte qui ont prévalu pendant l’occupation coloniale et celles correspondant à l’Algérie libérée de la domination étrangère directe.

La remarque concerne notamment et en premier lieu l’utilisation ou la menace de la violence armée. C’est une faute grave des pouvoirs en place ou aspirant à les remplacer que de recourir (pratique déjà amorcée au cours de la guerre de libération) aux mêmes moyens (chantage des armes et tous ses succédanés en coups tordus et chapes de plomb) que ceux utilisés par les colonialistes pour maintenir leur « ordre » et leur leadership, alors que les champ d’action et les moyens politiques et pacifiques pouvaient s’ouvrir largement à notre peuple en 1962. C’est aussi une erreur sérieuse des courants ou formations politiques contestataires (et même une faute pour ceux de leurs dirigeants qui le font consciemment et persistent dans cette voie) que de vouloir recourir à des formes d’opposition armée alors que les voies et moyens politiques pacifiques existants ou susceptibles d’émerger et de s’imposer sont restés ridiculement sous-estimés et inutilisés.

La sous estimation de ces possibilités, fruit d’insuffisances et de perversions politiques entremêlées, s’est alimentée mutuellement entre le pouvoir et les oppositions y compris quand ces dernières se sont réclamées d’objectifs ou de motivations démocratiques. La mémoire et l’histoire de la période coloniale, au lieu de nous enfoncer dans l’idée erronée que l’action armée est la seule noble ou qu’elle convient à toutes les situations, doit plus que jamais nous inciter à restaurer prioritairement et au plus haut niveau possible l’efficacité et la noblesse de l’action politique démocratique, dans une Algérie déjà harassée de conflits improductifs et sans principe, alors que les appétits impérialistes multiformes investissent notre région, génétiquement prêts à renouveler sans état d’âme les turpitudes coloniales.

Sadek Hadjerès
8 mai 2007

Publié le 10 mai 2007 dans les colonnes du Quotidien d'Oran

1 2 3

Comments are closed.

Exit mobile version