Ce qui caractérise le plus l’essai de Marie-Blanche Tahon et le distingue de la plupart des écrits francophones récents sur l’Algérie, c’est la manière dont elle traite le phénomène du Front islamique du Salut (FIS). En évoquant la naissance de ce parti qui était, selon certains, anticonstitutionnelle, elle explique son accréditation par le fait que «l’existence de ce parti collait à une donnée par trop sociologique : l’immense majorité du peuple algérien est ‘islamique’.» Ensuite l’analyse que fait l’auteur du phénomène FIS a l’avantage de l’appréhender dans toute sa complexité et de ne pas recourir aux stéréotypes usuels, réducteurs et trop simplificateurs. Elle reconnaît par exemple «un des paradoxes véhiculés par le FIS : sa référence au religieux le range dans la prémodernité, mais la contestation pratique des valeurs familiales établies qu’il suscite l’inscrit dans la modernité, dans la valorisation de l’individu en rupture avec sa famille et les inscriptions communautaires sur lesquelles son état de délabrement l’amène à se figer.»

Tout en affirmant que les thèses du FIS ne correspondent pas à ses «aspirations de femme-de-gauche-démocrate», et que si elle était algérienne elle y verrait un adversaire politique, elle considère que ce parti «est (devrait être reconnu comme) un partenaire politique dans l’actuelle donne algérienne». Elle considère également que l’interruption du processus électoral et l’interdiction du FIS sont à l’origine de la violence que vit l’Algérie aujourd’hui, car, selon elle, «le coup d’Etat militaire qui met fin au processus électoral et interdit le FIS, l’expression politique du mouvement islamique, pousse les jeunes, réduits au silence politique, à recourir à l’usage des armes et de la violence, à eux-mêmes se militariser. La spirale de la violence s’ouvre, elle ne fera que s’amplifier.» Quant au retour de la paix civile en Algérie, l’auteur ne l’envisage pas sans l’ouverture du champ politique à toutes les sensibilités politiques algériennes sans exclusive. La «construction d’un espace politique dans lequel les différends s’expriment sur le mode de l’argumentation discursive requiert, affirme Marie-Blanche Tahon, la présence de tous les protagonistes, y compris celle du Front islamique du salut (FIS).»

L’un des points forts de l’essai est la manière dont l’auteur a mis le doigt sur les mécanismes par lesquels le pouvoir algérien et ses alliés occidentaux ont réussi et faire face, et plus encore, à récupérer la dynamique internationale pour une action en faveur des populations algérienne, et la mobilisation de l’opinion pour la constitution d’une commission indépendante en vue d’enquêter sur les crimes perpétrés en Algérie et surtout sur les massacres de populations civiles. Après cette mobilisation, «n’assiste-t-on pas depuis le début de l’année 1998 à une offensive d’un autre ordre ? se demande l’auteur. N’est-on pas en train d’assister à la récupération, par les gouvernements occidentaux, dont le gouvernement canadien, de l’émoi qui a étreint leur population face aux récents massacres pour renforcer le régime qui, en effectuant le coup d’Etat militaire de janvier 1992, est responsable de cette situation ?»

Face aux efforts des ONG qui exerçaient une pression sur lui et à un élan citoyen qui s’amplifiait jour après jour, le régime a opté pour une stratégie toute simple : favoriser des solutions de substitution afin de faire oublier le principe même de la commission d’enquête. Ainsi, selon Marie-Blanche Tahon, «après avoir brandi le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat souverain, le régime algérien a pris soin de sélectionner quelques invités qui, à leur retour, ont répandu sa bonne parole et fustigé ceux qui se refusent à embrasser le camp des ‘éradicateurs’.» Ces invités «triés sur le volet», soumis aux «conditions strictement définies par le régime algérien», à l’exemple des députés de la troïka européenne, de la délégation des Parlements européen et canadien, et qui sont proclamés «experts internationaux en démocratie», annoncent dès leur retour d’Alger «que la démocratie existe en Algérie puisqu’ils l’ont rencontrée.» Si l’on se fiait à leur vision trop réductrice, «il suffirait d’envoyer une délégation commerciale sur les pas de la délégation parlementaire pour ‘aider’ l’Algérie à résoudre ses problèmes économiques et il suffirait de recevoir une délégation de députés et de sénateurs algériens dans le ‘meilleur pays au monde’ afin de les initier aux arcanes des institutions parlementaires pour peaufiner la démocratie qu’ils incarnent.»

Selon Marie-Blanche Tahon, le régime militaire algérien veut exploiter efficacement une véritable «rente du terrorisme», car «la lutte contre le terrorisme dont se revendique l’armée algérienne est un excellent argument pour accorder des prêts et des aides financières à l’Algérie.» L’armée engage à cet effet «ses journaux et ses démocrates» et se fait relayer «par la plupart des médias occidentaux et aujourd’hui par les touristes politiques, des vieux ‘nouveaux philosophes’ aux parlementaires, qui vont faire leur petit tour à Alger.» L’auteur redoute en fait que ces visites aient «trois conséquences : caution accordée à la ‘démocratie’ algérienne ; vente d’armes à l’armée algérienne pour accroître la répression du ‘terrorisme’ et démantèlement des ‘réseaux terroristes’ en Europe. Les deux dernières conséquences résultent de l’amalgame savamment entretenu depuis six ans entre ‘terrorisme’ et ‘expression politique’. Amalgame destiné à justifier la répression, quelle que soit sa forme.» Le rôle actif dans la tragédie algérienne de la communauté internationale et notamment les institutions et les gouvernements qui soutiennent le régime algérien par le biais d’une ‘aide’ financière est souligné. «Cette ‘aide’ internationale, qu’elle vienne du FMI, de la Banque mondiale, du Club de Paris ou de divers gouvernements, est largement utilisée pour alimenter la répression contre une population civile toujours insoumise.»

Il apparaît clairement de cet essai que l’expérience de cinq années que Marie-Blanche Tahon a passées comme enseignante au Département de sociologie de l’Université d’Oran (1975 – 1980), couronnée par une thèse de doctorat sur la condition féminine en Algérie, lui ont fourni des éléments objectifs solides pour bien apprécier et appréhender la réalité sociologique algérienne. Elle se démarque ainsi des certains sociologues et historiens qui avancent la thèse de la «culture algérienne de la violence» comme explication des massacres que vit l’Algérie actuellement. Elle est sans ambigüité à ce sujet : «Ce n’est pas ‘l’Histoire’ qui justifie la violence actuelle. Encore moins un gène violent qui sommeillerait en tout Algérien. Mais, la violence actuelle, débridée – parce qu’il n’y a pas d’Etat qui assume sa fonction de protéger les Algériens et les Algériennes à l’intérieur des frontières nationales, parce qu’il n’y a pas d’Etat pour exercer ‘la violence légitime’ – peut utiliser n’importe quel prétexte, dont ‘l’Histoire’, pour se donner libre cours.»

Le séjour de l’auteur en Algérie a fait également qu’elle traite un sujet aussi délicat avec une sensibilité particulière. Cette étude sociologique n’a pas un caractère strictement académique. Elle se veut un éclairage de l’extérieur d’une situation complexe en vue de contribuer à la compréhension de ce qu’il se passe dans ce pays meurtri qu’est l’Algérie, une compréhension indispensable à toute initiative de paix. «Ma position n’est pas neutre, affirme l’auteur, je m’efforce depuis plusieurs années de contribuer à soutenir les possibilités qu’une solution politique soit trouvée à la crise ouverte par le coup d’Etat militaire du 11 janvier 1992.» Une solution «en faveur de la paix et des libertés en Algérie.»

Abbas Aroua
Novembre 1998

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