Le fond occulté par un acte odieux

L’assassinat abject d’Abbane Ramdane, non moins odieux que celui de Bennaï Ouali et les attentats projetés contre Ali Mahsas et Mhammed Yousfi, ex-membres de l’état-major de l’OS, décidés tous les trois par Abbane et le CCE, a occulté chez la plupart des analystes la nature des enjeux du Congrès de la Soummam, les conditions de sa tenue et les effets tragiques de ses décisions. On peut dire sans risque d’erreur que les « analystes » ont focalisé intentionnellement sur la mort d’Abbane pour faire de l’aspect tragique de sa disparition le seul élément prégnant dans un seul but : susciter une attitude de dégoût, de révolte contre les auteurs de son élimination. On sait que lorsque les réactions émotionnelles sont recherchées, c’est qu’on projette d’inhiber les facultés critiques. Et c’est le cas dès qu’il s’agit d’Abane Ramdane, le tabou ! Dans toutes les contributions (rappelons que les auteurs ne sont pas des historiens), la personnalité d’Abbane Ramdane est surdimensionnée : il est présenté comme un super héros alors qu’il a été mis en minorité absolue dans une instance suprême ! Une année seulement après le « Congrès de la Soummam », sur 23 dirigeants de la révolution présents au CNRA d’août 1957, 21 d’entre eux désavouent « l’architecte de la révolution » ! Malgré les clarifications données suite à la polémique suscitée par les déclarations de Ben Bella sur Al Djazeera en 2003, la mystification continue comme on le constate actuellement dans les réactions qui ont suivi la déclaration de Daho Ould Kablia. Entretemps, des données nouvelles, des témoignages inédits, sont venus clarifier la situation. La présente contribution entre dans ce cadre.

La manipulation du SDECE et la confrontation de deux projets de société

La nouveauté qui se dégage de ces témoignages est la manipulation à distance des services secrets de l’ennemi faisant en sorte d’avantager une tendance du FLN contre une autre, dans le cadre du principe du moindre mal. Pour la France officielle, la tendance novembriste nettement arabo-islamisante héritée du PPA, alliée à l’Egypte (Appel du 1er Novembre lu à la Radio du Caire par Ben Bella) la préoccupait au plus haut point. Aussi, a-t-elle employé tous les moyens pour que cette tendance soit remplacée par une autre tendance tournée vers l’Occident. Son objectif fut couronné de succès après l’adoption de la Plate-forme de la Soummam (PFS). Au centre de cette politique se trouve précisément Abbane Ramdane, à son insu bien entendu. L’examen des deux documents de la Révolution qui sont juridiquement des actes authentiques, donc une preuve absolue, font ressortir de graves déviations. Soulignons par ailleurs que dans le cadre de cette objectivité, Abbane n’a pas été le seul à signer la PFS.

Les déviations de la plate-forme de la Soummam

Première déviation : alors que la Proclamation du 1er Novembre 1954 (P1N-54) stipule « l’instauration d’un état algérien, souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques », la PFS confirme la formulation mais abroge « les principes islamiques ». Donc, c’est en toute connaissance de cause et intentionnellement, que l’abrogation a été opérée. Ce qui a aggravé ce fait est la condamnation de toute théocratie comme si la mention « dans le cadre des principes islamiques » visait l’instauration d’une théocratie. Si la mention avait été maintenue, la condamnation de la théocratie aurait été comprise dans le sens positif, mais abroger les principes islamiques et condamner la théocratie en même temps, cela fait désordre et prête fortement à suspicion.

Deuxième déviation : alors que la P1N-54 stipule « l’unité nord-africaine dans son cadre arabo-islamique », la PFS modifie cette formulation par « la Fédération des états nord-africains », abrogeant intentionnellement la mention « arabo-islamique ». Cette déviation vient confirmer la suspicion relative à la première déviation.

Troisième déviation : la PFS ajoute « la Révolution algérienne n’est inféodée ni à Moscou, ni à Washington, ni au Caire.» En réalité, cette sentence vise essentiellement l’Egypte dans le but évident de la détacher de la Révolution algérienne, et casser cet axe hautement stratégique, sentence qui correspond parfaitement aux visées de l’ennemi colonialiste. Belaïd Abbane lui-même dans une émission à la TV Al Magharibia, a affirmé que la désignation de Lamine Debaghine à la tête de la Délégation Extérieure par Abbane Ramdane (à quel titre ?) avait pour but d’éloigner le FLN de l’Egypte, Ben Bella étant à son goût trop proche de l’Egypte.

Enfin, quatrième et dernière déviation, elle est d’ordre organique et constitue le premier coup d’état de la Révolution algérienne : des dirigeants du 1er Novembre comme Boudiaf Coordinateur du Comité des 6, Ben Bella, Khider et Aït Ahmed membres de la Délégation extérieure, reconnus officiellement par le CNRA d’août 1957 comme ceux qui ont préparé et organisé le 1er Novembre (2), se sont trouvés exclus de l’exécutif de la Révolution (CCE), sans avoir été entendus sur leur bilan. Cette déviation a été aggravée par l’introduction dans la direction exécutive (CCE) de deux membres n’ayant pas participé au 1er Novembre, en l’occurrence les deux centralistes du PPA, Ben Khedda et Saâd Dahleb. Cette déviation et les précédentes ont fait l’objet d’une protestation énergique de Ben Bella les considérant comme pouvant « tordre le cou à la Révolution » (1).

Les conséquences tragiques du Congrès de la Soummam

La vive opposition de Ben Bella contre ces déviations, qualifiée de « contestation agressive » par Krim Belkacem dans une correspondance (3), a suscité un large consensus au niveau des cadres de la Révolution (3), à telle enseigne qu’une année après, le CNRA les a corrigées dans le sens novembriste. Son opposition a été appuyée par la wilaya des Aurès et la Base de l’Est, qui ont pris position sur PV signé par tous les présents lors d’une réunion tenue en décembre 1956 (4). Les conséquences de ces oppositions à la PFS furent tragiques pour leurs auteurs. Ainsi, Ali Mahsas, l’homme de confiance de Ben Bella en Tunisie, a été condamné à mort par le CCE. Réfugié en Allemagne, il fera auparavant l’objet d’un attentat en Suisse que l’auteur, Basta Arezki, refusera d’exécuter (5). Quant à la W1 et la Base de l’Est, elles feront l’objet d’une purge sanglante (14 officiers seront condamnés à mort et exécutés : procès de Taborsok du 24 juillet 1957 (6) et des dizaines d’autres emprisonnés dans la prison du Bardo à Tunis et torturés, voir livre de Basta Arezki). Un autre cadre de la Révolution, Mhammed Yousfi, ex-membre de l’Etat-Major de l’OS, proche de Ben Bella, fut l’objet d’une condamnation à mort par le CCE que devait exécuter Mustapha Lakehal, un cadre chaoui de la W4, envoyé en mission à Madrid à cet effet et qui s’est heureusement désisté (7).

Ainsi, le « Congrès de la Soummam » excepté le mérite de ses décisions relatives à l’aspect organique et institutionnel de la Révolution (FLN/ALN et CNRA), est venu la détourner de son alliance stratégique avec le monde arabo-islamique, principalement l’Egypte au plan du programme (PFS) et des hommes (exclusion de la direction des partisans de l’alliance avec l’Egypte et liquidation physique des cadres intermédiaires). C’est dans le cadre de cette orientation qu’une guerre sans rémission fut déclarée aux messalistes, Messali Hadj étant un représentant patenté de l’arabo-islamisme et la crise berbériste de 1949 n’étant pas encore digérée pour certains. Il est vrai aussi que les soummamiens ont aussi déclaré la guerre aux berbéristes, limitée cependant aux seuls chefs. Si ces derniers avaient des griefs à relever dans la P1N-54, notamment son orientation arabo-islamique nettement affirmée, il en est tout autrement dans la PFS où toute mention relative à cette orientation a été expurgée. Encore faut-il préciser que la condamnation et l’exécution de trois d’entre eux à savoir Mbarek Aït Menguellet, Amar Ould Hamouda et Aït Salah Mohand Saïd sont intervenues en mars 1956, avant l’adoption de la PFS au mois d’août. Donc, la remarque ne vaut que pour Bennaï Ouali exécuté en février 1957. Par conséquent, sa liquidation reste énigmatique et pourrait avoir comme explication une guerre des chefs (13), Bennaï étant un sérieux concurrent pour Krim et Abbane : la liquidation de ses camarades quelques mois plus tôt aurait dû l’inciter à s’enfuir en France comme Rachid Ali-Yahia, lui aussi condamné à mort. En tout état de cause, quel que soit le motif de la liquidation des berbéristes, celle-ci est abjecte et condamnable, car elle n’est pas motivée par une collaboration avec l’ennemi, seul mobile valable. Défendre la culture berbère sans être hostile à la culture arabe n’est pas un crime, mais un honneur.

L’énigmatique libération anticipée d’Abbane

Comme on l’a dit précédemment, casser le cordon ombilical qui rattachait la Révolution algérienne à l’Egypte devient l’axe stratégique des services secrets français tout en menant en parallèle une lutte implacable contre le MNA à l’intérieur. C’est ainsi que, pour mettre en œuvre leur politique, ils trouvèrent en Abane Ramdane l’homme idéal, car doté de deux qualités essentielles : primo, il était l’antithèse idéologique de Messali et de Ben Bella, c’est-à-dire foncièrement opposé au monde arabo-musulman et donc à l’Egypte ; deuxio, ses capacités d’organisateur étaient utiles pour rassembler au sein du FLN tous les ex-intégrationnistes, favorables à l’union avec la France (UDMA, PCA, Oulémas) en plus des centralistes du MTLD, tous foncièrement opposés à la ligne révolutionnaire prônée par Messali. C’est ainsi qu’en janvier 1955, en pleine guerre, Abane Ramdane bénéficie miraculeusement d’une remise de peine ! Selon Mohamed Harbi, dans son livre « Mirage et Réalité », page 129, je le cite : « le directeur de la prison, qui connaît Abbane de réputation, ne tient pas à fournir aux détenus politiques un organisateur. Il lui accorde une remise de peine et le libère en janvier 1955. » Ne va-t-il pas utiliser ses capacités d’organisateur à l’extérieur de la prison ? La question est légitime. Sa libération anticipée reste une énigme d’autant plus que Hamou Boutlélis, responsable de l’OS de la région ouest condamné en même temps que lui et à la même peine (1), soit 6 années de prison, n’a été libéré que le 21 octobre 1957. Pire encore est le fait que Hamou Boutlélis, bien qu’il ait purgé sa peine, a été enlevé et liquidé à sa sortie de prison par un commando de la Main rouge (SDECE). Le traitement extrême qui a été réservé à Boutlélis n’a d’autres explications que le fait qu’il était un militant trempé du projet de société honni par les gouvernants français, avait été l’adjoint de Ben Bella en Oranie et très proche de lui, et en prison, il avait maintenu le contact avec les détenus messalistes au désespoir des détenus du FLN (témoignage de Habib Djellouli, son compagnon de détention).

Cette libération anticipée va faire partie d’un faisceau d’évènements avant et après le Congrès de la Soummam, qui confortent l’idée que derrière ces évènements, il y avait la main des services français à l’insu des dirigeants du FLN. Ce n’est qu’en novembre 1957 qu’un de leurs agents en Tunisie Hadj Ali Hamdi fut démasqué et exécuté (8), après avoir offert ses services à Abbane et tenté de l’entraîner dans une rébellion contre le deuxième CCE dont ce dernier était membre. Deux autres, démasqués deux années plus tard en 1960, Kouara Mabrouk et Mokhnèche Abdelhamid ont pris la fuite vers Alger en passant par la base française de Bizerte (9).

Abbane, antithèse de Messali, Ben Boulaid et Ben Bella

Très vite après sa libération, Abbane est devenu l’ennemi acharné des messalistes et de Ben Bella (cf ses tracts et ses correspondances (11) avec la délégation extérieure). Son animosité à l’égard de Ben Bella est allée jusqu’à l’accuser de régionaliste et de désigner indûment alors qu’il n’était qu’un chef de zone (Alger) un nouveau responsable de la Délégation extérieure en la personne de Lamine Debaghine.

Quant à Messali Hadj, Abbane, qu’on qualifie généralement de fédérateur, n’a jamais tenté de négocier son intégration au FLN, de lui proposer une fédération ou à la limite de coexister. Bien au contraire, la main tendue du MNA à travers sa trêve unilatérale décidée le 1er septembre 1957 a été rompue par le FLN le 20 septembre 1957 par l’assassinat de hauts cadres du MNA. Au contraire d’Abbane, les autres dirigeants du FLN ont toujours maintenu l’espoir d’une union avec leur ancien leader. Au début de la Révolution, Krim a maintenu les contacts avec Messali à travers son représentant à Alger. C’est par le biais de ce délégué que Messali a remis des fonds à Krim Belkacem. Au Caire, Ben Bella aida Abdallah Filali, alors en résidence surveillée, à quitter l’Egypte pour transmettre un message à Messali l’invitant à rejoindre l’Egypte. De même et surtout, Ben Boulaïd, arrêté en février 1955, était défendu par l’avocat M° Deschezelles, ami de Messali et constitué par lui. A travers l’avocat, Ben Boulaïd correspondait avec son ancien chef. Celui-ci a tout fait pour lui éviter une condamnation à mort en organisant un comité d’intellectuels français pour sa défense et en mobilisant le MNA dans ce but par des tracts et des manifestations (12). Il est évident que pour la France, un FLN composé des anciens intégrationnistes (UDMA, PCA, Oulémas) était préférable à un FLN purement révolutionnaire, d’inspiration messaliste. L’acharnement d’Abbane contre Messali entrait parfaitement dans cette stratégie. Ben Boulaïd évadé en novembre 1955, risquait de mettre en échec cette stratégie. Objet d’un attentat à l’explosif en mars 1956, sa mort a été vite attribuée au FLN dans un tract MNA paru dans la presse algéroise. En définitive, la mort de Ben Boulaïd quel qu’en soit l’auteur, a permis d’éviter la réconciliation FLN/MNA, de rendre irréversible la sanglante fracture du mouvement d’indépendance nationale au grand bonheur des autorités coloniales.

Un autre fait probant concernant cette stratégie qui a fait de Messali, de l’Egypte nassérienne et de Ben Bella les cibles à détruire, ont été les deux attentats au Caire et un troisième à Tripoli, en avril 1956, tous manqués contre Ben Bella. Le dernier de ces attentats, tous attribués à la Main Rouge, les barbouzes du SDECE, s’est produit un mois après celui de Ben Boulaïd.

La présence de Ben Boulaïd et de Ben Bella au « Congrès de la Soummam » aurait donné un autre cours à la Révolution, notamment en mettant fin à la guerre FLN/MNA compte tenu des relations de Ben Boulaïd avec Messali et du fait aussi que Messali n’a pas cessé de défendre la cause de l’indépendance durant la première année de la Révolution en envoyant un mémorandum à la Conférence de Bandoeng (avril 1955) et un autre à l’ONU (septembre 1955) alors que les partis intégrationnistes n’avaient pas encore rejoint le FLN. Par ailleurs, leur présence auraient permis de renforcer les liens avec l’Egypte et éviter les conséquences tragiques qu’a subies la wilaya des Aurès après l’adoption de la Plate-forme de la Soummam.

Oiseau bleu, Congrès de la Soummam et cessez-le-feu tacite

Un autre évènement troublant est intervenu à la même période de l’assassinat de Ben Boulaïd et la tentative avortée contre Ben Bella : il s’agit de l’opération « oiseau bleu ». Cette opération est considérée généralement comme une opération où les services secrets français se sont faits rouler par les dirigeants de la W3. En réalité, qu’ils aient été roulés ou qu’ils aient agi en connaissance de cause, le résultat est le même : cette opération a permis de fournir des armes en grande quantité à cette wilaya, renverser le rapport de forces en sa faveur dans sa lutte contre le MNA et en définitive le bouter de la Kabylie. Le témoignage repris du site http://algerie.eklablog.fr/ ci-après est édifiant : « Avant de se séparer (du Congrès de la Soummam, NDLR), on décida d’interrompre l’opération «Oiseau bleu» qui, depuis le gouvernement de Soustelle, continuait sous Lacoste d’armer les Kabyles de Grande Kabylie. Mohammedi Saïd, Amirouche et Krim eurent beau assurer que «tout allait comme sur des roulettes», Ouamrane leur prédit que ça n’allait pas durer. « C’est jouer avec le feu, dit-il. Avec tant d’armes, tant d’argent, peut-on compter à ce point sur des hommes que nous ne pouvons pas, et pour cause, tenir régulièrement en main ? En outre, quel exemple pour le peuple qui n’est pas dans le secret des dieux. Il voit qu’on combat chez moi à Bouzegza, que l’on combat dans le Constantinois, dans l’Aurès, et qu’en Grande Kabylie on semble pactiser avec les Français.» Si ce témoignage est authentique, c’est la preuve d’un cessez-le-feu tacite dans la wilaya 3 avant et pendant le « Congrès de la Soummam ».

Les incongruités et l’échec politique du Congrès de la Soummam

Venons-en maintenant à ce «Congrès». Peut-on sérieusement soutenir l’idée que cette rencontre est un congrès ? Avait-il les attributs traditionnels et reconnus comme tels dans les organisations politiques (y compris celles armées) à travers l’histoire ? Un congrès peut-il se limiter à ne réunir que les chefs de la Révolution ? Cela ne s’est jamais vu dans l’histoire et même si un tel « congrès » ait existé, il n’en est pas un, car un congrès de n’importe quelle organisation, réunit traditionnellement les membres exécutifs de l’organisation, les membres du conseil d’administration ou du comité central, et en sus de tous ces membres d’office, il y a les élus de la base qui constituent la grande majorité du congrès. Or, que s’est-il passé au dit « Congrès de la Soummam » ? Quatre zones ont eu leurs représentants présents : Ben Mhidi pour l’Oranie (W5), Krim Belkacem pour la Kabylie (W3), Amar Ouamrane pour l’Algérois (W4), Zighoud Youcef et son adjoint Lakhdar Bentobbal pour le nord-constantinois (W2). A ces cinq représentants, s’est joint Abbane Ramdane en tant que représentant de la zone autonome d’Alger. Total des congressistes : six présents ! Absents : la wilaya des Aurès, la Délégation extérieure et la Fédération de France. Est-il raisonnable de tenir un tel congrès avec six personnes qui va engager l’avenir de la Révolution ? Les raisons de sécurité sont-elles le seul motif de restriction du nombre de présents ? La réponse est assurément négative car, sur les lieux mêmes du congrès, se trouvaient des cadres, des futurs chefs de wilaya maintenus, sans raison, exclus du conclave. Ces cadres sont pour mémoire : Mohammedi Saïd et Amirouche pour la W3, Amar Benaouada et Ali Kafi pour la W2, Sadek Dehilès et Mhammed Bougara pour la W4, soit au total six, autant que les membres qui devaient délibérer. Associés aux travaux, les six absents-présents auraient donné à cette rencontre une représentativité moins marginale. Pourquoi les avoir laissés à l’extérieur du congrès ? Pour répondre à cette question, il faut se poser une autre question : les décisions politiques de ce congrès, consignées dans la PFS auraient-elles été prises en leur présence ? Assurément non, car, ces mêmes décisions, soumises une année plus tard à une assemblée représentative (CNRA composé de 23 membres) ont été purement et simplement rejetées. A cette occasion, Abbane n’a eu qu’une voix, celle de Sadek Dehilès, en soutien à ses positions.

La revanche de Ben Bella

C’est lors de cette session du CNRA qu’Abane Ramdane essuya une cuisante déroute politique ; cette débâcle devait être vécue comme humiliante et difficile à digérer puisque Ben Khedda et Dahleb, membres du CCE, ainsi que Krim, Bentobal et Ouamrane, ses compagnons présents au « Congrès de la Soummam », sont revenus sur les résolutions prises en août 56. Selon une lettre de Krim, Ben Bella, depuis sa prison, a réussi à rallier l’ensemble des cadres de la Révolution contre la PFS (3). Le fait est que les récriminations de Ben Bella à propos de cette Plate-forme ont été prises en considération au CNRA de 1957 : Ben Youcef Ben Khedda et Saâd Dahleb, les deux centralistes, ont été exclus du CCE et, toujours selon ses vœux, lui-même et ses 4 compagnons de détention ont été désignés dans le nouveau CCE, de même, leur rôle historique dans le 1er Novembre reconnu et la référence aux principes islamiques comme fondements dans la conception du futur état algérien réintroduits. Ben Bella est apparu comme le vainqueur incontestable de ce CNRA. Aucun des 23 hauts cadres présents de ce CNRA, Abane compris, n’a fait état d’une prétendue trahison de sa part lors du procès de l’OS de 1950. Selon le neveu d’Abbane, Ben Bella devait s’expliquer sur sa trahison de l’OS lors du « Congrès de la Soummam ». Première remarque : si tel avait été le cas, on aurait tout fait pour que Ben Bella participe au congrès, en dépêchant un agent de liaison en Italie où il s’est déplacé. S’il était entré par ses propres moyens comme Ben Mhidi l’avait fait auparavant, comme aurait-il pu trouver le lieu du congrès, lieu tenu dans le secret le plus absolu ? Deuxième remarque, Abbane aurait eu tout le loisir de poser ce problème de la trahison lors du CNRA de 1957 pour barrer la route du CCE à Ben Bella et exclure son ennemi intime du FLN. L’absence de traces, lors de ce CNRA, d’Abbane ou de quelqu’un d’autre, sur cette trahison imaginaire est la meilleure preuve de la loyauté de Ben Bella à la révolution. Bien au contraire, à la constitution du GPRA en septembre 1958, Ben Bella fut désigné Vice-président et ses quatre compagnons de détention nommés ministres d’état. Compte tenu de cette prééminence de Ben Bella, c’est à partir de là qu’a été consacrée l’expression « Ben Bella et ses compagnons ». Qui plus est, à sa sortie de prison après le cessez-le-feu, les puissants 3B se sont effacés devant lui et ont perdu toute influence sur la direction de la Révolution.

Le SDECE au service du CCE

Après le « Congrès de la Soummam », survinrent des évènements encore plus troubles. En septembre 1956, le CCE prit des dispositions pour asseoir son autorité, particulièrement en Tunisie où il était contesté par le représentant de Ben Bella, Ali Mahsas, et par les chefs des Aurès et de la base de l’Est. Le Colonel Ouamrane fut chargé de cette mission difficile qu’il a accomplie avec succès : pas étonnant, car à son arrivée, un bataillon de la W1, commandé par une taupe du SDECE du nom de Hadj Ali Hamdi, l’attendait pour se mettre à son service, arrêtant et emprisonnant tout cadre connu pour être un opposant du CCE. Cerise sur le gâteau, Ouamrane a confié la direction de la prison du FLN à ce même Hamdi, secondé par une deuxième taupe du SDECE, Mokhnèche Abdelhamid, qui faisait office de chauffeur du Commandant Hamdi, mais qui était en réalité son chef hiérarchique dans le SDECE. Tous les détails de cette manipulation se trouvent dans le livre de Si Basta Arezki, emprisonné pour son refus d’assassiner Mahsas. Par la suite, après l’arrivée d’Abbane en Tunisie et sa marginalisation par le CNRA d’août 1957, le Commandant Hamdi a mis ses troupes à son service et lui a proposé l’enlèvement des membres du CCE selon un plan du SDECE révélé par un officier de la W1 Brahim Chaouli Ammar (10). Selon Si Basta, Abbane n’a pas donné son accord, son objectif étant de retourner à l’intérieur du pays pour mobiliser les chefs de wilaya contre le CCE et prendre leur commandement (10). Ces tractations sont parvenues au CCE qui prit la décision d’arrêter le Cdt Hamdi le mois de novembre 1957 et de l’exécuter. Un mois plus tard, Abbane subit le même sort pour le motif d’indiscipline et de travail fractionnel ayant reconnu lui-même devant Krim Belkacem son intention de retourner au pays sans l’accord du CCE dont il était membre (10).

Conclusion

Les orientations idéologiques et politiques du « Congrès » de la Soummam ont eu exactement une durée de vie d’une année d’août 1956 à août 1957. Sa courte vie a eu cependant des conséquences humaines désastreuses. Et c’est toujours le cas quand il s’agit de conflits idéologiques ou identitaires. C’est la raison pour laquelle, lors de la crise berbériste de 1949, la majorité des cadres du parti ont estimé qu’il était prématuré d’aborder la question identitaire avant l’indépendance et ont prêché l’union autour du parti jusqu’à la victoire. Cette sage décision prise en temps de paix aurait dû être encore plus nécessaire en temps de guerre. Remettre en cause en pleine guerre les positions doctrinales de la Proclamation du 1er Novembre était pour le moins une attitude suicidaire. En une année, la Révolution a perdu, sur ordre de la direction issue de la Soummam, beaucoup de cadres de valeur qui ont été à l’origine de son déclenchement ou de sa survie, soit : deux ex-membres de l’état-major de l’OS condamnés à mort qui heureusement en ont sortis indemnes, un haut cadre de la Kabylie, Bennaï Ouali et 14 officiers de la wilaya des Aurès, ceux-là mêmes qui ont tenu la dragée haute à l’armée ennemie durant la première année fatidique de la Révolution, l’année du destin. Par ailleurs, la nouvelle orientation idéologique de la Soummam a manifesté toute sa force destructrice dans la guerre menée contre le MNA. En pleine trêve décrétée unilatéralement le 1er septembre par Messali Hadj pour mettre fin à l’effusion du sang algérien, des cadres de valeur du MNA à l’exemple de Abdallah Filali, ex-membre du Bureau Politique du PPA et trois autres cadres, ont été exécutés entre le 20 septembre et le 7 octobre 1957 par leurs propres frères du FLN Ces actes odieux ont été commandités par les missionnaires d’Abbane nommés par lui-même pour diriger la Fédération de France du FLN (Omar Boudaoud et Rabah Bouaziz). Ces évènements tragiques ont eu lieu du vivant d’Abbane, y a-t-il lieu de préciser. Enfin, pour terminer, prétendre aujourd’hui que la Plate-forme de la Soummam est la continuité de la Proclamation de Novembre est une insulte à la mémoire des martyrs condamnés pour leur opposition à cette Plate-forme (6).

P/Les Amis du PPA,
Afif Haouli
Version du 17 février 2016

Notes de référence :

(1) : « Le courrier Alger-Le Caire », de Mabouk Belhocine, DOC n°44 page 197.
(2) : « La crise de 1962 », de Benyoucef Ben Khedda page 134.
(3) : « Les archives de la Révolution algérienne » de Mohamed Harbi, page 177.
(4) : « Nasser et la Révolution algérienne » de Fethi Dib, page 673
(5) : « Les tragiques vérités qui n’ont pas été dites sur la révolution algérienne » de Basta Arezki, pages 298 et 299.
(6) : idem page 352.
(7) : idem page 297
(8) : idem page 353
(9) : idem page 435
(10) : idem page 370
(11) : « Le courrier Alger-Le Caire », de Mabouk Belhocine
(12) : ci-après, deux tracts du MNA pour la défense de Ben Boulaïd
(13) : « Par conséquent, sa liquidation reste énigmatique et pourrait avoir comme explication le fait que Bennaï s’est fait fort de réconcilier Bellounis du MNA avec Krim Belkacem et ainsi mettre fin à la guerre fratricide FLN/MNA selon le témoignage de Ali Yahia Abdennour rapporté dans son livre « La crise berbère de 1949 ».  » (« La crise berbère de 1949 » de Abdennour Ali Yahia, page 258)

2 commentaires

  1. menasria youcef on

    position de ben m’hidi contre les contactes d’Abbane avec les francais
    Bonjour monsieur Affif . C’est exactement comme vous l’avez mentionné les conséquences de la soumamm sur la révolution étaient désastreuses. Abban a dépassé toutes les limites dans ses contacts avec les français sans l’accord des historiques . Ben M’hidi lui demande, des explications sans réponse. Dans une lettre manuscrite Ben M’hidi écrit à Ben Boulaid pour intervenir et mettre fin aux ambitions d’Abban et sauver la révolution en marche et défendre les principes du 1er novembre et insistes que seuls les historiques surtout Ben Bella et Boudiaf ont la légitimité de prendre des décisions d’orientations pour notre révolution.
    Si vous voulez bien une copie de la lettre Ben M’hidi à Ben Boulaid datée a Alger le 06 avril 1956.

  2. N’importe quoi
    [quote name= »menasria youcef »]… Dans une lettre manuscrite Ben M’hidi écrit à Ben Boulaid pour intervenir et mettre fin aux ambitions d’Abban et sauver la révolution en marche et défendre les principes du 1er novembre et insistes que seuls les historiques surtout Ben Bella et Boudiaf ont la légitimité de prendre des décisions d’orientations pour notre révolution.[/quote]

    D’où viendrait cette « légitimité » d' »historiques » et quel statut auraient ils dans l’institution FLN où (comme dans tout parti) le congrès est souverain ?

    Le tandem Abbane-Ben-M’Hidi reste l’un des éléments essentiels qui contribuèrent à mettre la France coloniale à genoux.

    Juste pour rappel, le congrès de la Soumam est un jalon qui mena à l’indépendance de notre pays… le coup de grâce à la révolution en tant que telle fut porté, entres autres, justement par l’avidité de pouvoir de l' »historique » Ben-Bella.

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