Toufik2L’annonce du déboulonnement de l’inamovible et invisible général Mediène s’est faite simultanément avec la diffusion inédite de photos et de vidéos du sinistre major. Il a perdu ses boulons et son invisibilité en même temps.

La presse algérienne a longuement disserté sur le démantèlement, un à un, de ces boulons (du CCD au DSI en passant par le GIS et le SCORAT), mais la visibilisation du général a été plus consommée que commentée. Seuls deux articles de presse lui ont été consacrés (1). Pourtant, elle interpelle par le sens qu’elle revêt pour nous, ainsi qu’aux yeux du général qui a pu si bien se rendre invisible ces 25 dernières années.

Comprendre cette visibilisation présuppose saisir le sens de son invisibilité, devenue ex-invisibilité maintenant. Abed Charef, lui, semble attribuer cette invisibilité à un mystère : «  A t-il [le général] délibérément créé et entretenu, autour de sa personne, ce mystère né, à la fois du poids omniprésent attribué aux services, d’une absence de photos, et d’une vie politique très spécifique? Ou bien a-t-il, simplement, surfé sur la vague, laissant s’épaissir un mystère entretenu dans les rédactions et les milieux politiques et associatifs […]? » (2)

Mais, en vrai, il n’y a pas de mystère. Dans les démocraties, les chefs des renseignements sont des figures publiques, accessibles aux médias et à l’inspection des représentants élus ; chez nous ils sont invisibles. L’invisibilité, chez le militaire classique, relève du souci de gagner un avantage tactique sur son adversaire. Mais chez le dictateur militaire, elle sert à projeter la domination. Pour le saisir, il faut imaginer l’Algérie comme une grande prison où le général Toufik est le surveillant, installé sur la plus haute tour d’où il épie sans être vu ; il surveille tout ce qui se passe dans chacune des cellules politiques du pays, il surveille aussi les sous-surveillants et même… les présidents. Se savoir, ou se croire, surveillé nous fait intérioriser la contrainte, et cette contrainte croit avec l’invisibilité du surveillant. Un Algérien qui ne nie pas sa condition d’opprimé par une dictature militaire ne peut donner un autre sens à cette invisibilité.

Il reste maintenant à questionner ce qu’a représenté cette invisibilité pour le général lui-même. Comment l’organisateur-en-chef de la captivité politique et mentale des Algériens vivait-il en lui-même la contradiction de détenir un pouvoir immense tout en restant anonyme ? Que ressentait-il à épier de haut tout ce ghachi sans être vu ? Surveiller à partir d’une tour toute une société, la contrôler, la manipuler, lui faire ses rois et les défaire pendant un quart de siècle en toute invisibilité, en toute impunité, a-t-il pu induire en lui des désirs d’omnipotence ? A-t-il déliré quelques moments de rivaliser avec Dieu ?

Le général Toufik est largement affublé du sobriquet « Rab Edzayer », mais la presse nationale semble en avoir oublié l’origine. C’était le 12 avril 2001, au procès-mascarade sur l’assassinat d’Abdelkader Hachani. L’accusé, Fouad Boulemia, avait dit au juge – devant une salle d’audience plongée dans la stupeur : « Ils m’ont torturé au maximum vous comprenez ? Puis le général Toufik est venu, il m’a dit : Ana Rabha [c’est moi le Maître] tu vas voir ce que je vais faire de toi. Accepte de dire que tu as tué Hachani et tu auras quinze ans de prison, tes parents pourront te voir en prison. Sinon je vais t’emmener chez ta mère que je vais éventrer devant toi. C’est moi le général Toufik, Rab Edzayer [le Dieu de l’Algérie]. » (3) « Sinon je te ferai cracher le lait que tu as tété. C’est moi le général Toufik, Rab Edzayer », suivant un récit légèrement différent rapporté par le journal Le Jeune indépendant. (4)

La publication des photos du général a culbuté de cette idole du haut de sa tour. Il se révèle n’être qu’un « homme de taille à peine moyenne » à « l’air d’un paisible père de famille » (5)  pour Abed Charef, « une personne calme et humble » et « un hadj circonspect dans l’accomplissement de ses obligations religieuses » (6) selon l’islamiste de service Soltani, un officier « sans penchant idéologique particulier » (7) selon Belayat, un patriote « qui n’impose ses opinions à personne » (8) selon Sifi, un type normal, banal quoi.

Si sa visibilisation aujourd’hui l’a déchu de son piédestal divin au statut de type « normal », il attendra demain – beaucoup d’Algériens lui souhaitent une très longue vie pour cela – qu’une vraie commission d’enquête sur la décennie rouge et une presse autrement plus libre exposent son vrai statut de criminel de guerre, responsable de la mort et de la torture de centaines de milliers d’Algériens et de la disparition de dizaines de milliers de personnes. Entre temps, ces journalistes et politiques qui « normalisent » le général feraient bien de lire Arendt sur la Banalité du Mal : « Les criminels de guerre ne sont ni pervers, ni sadiques », ils sont « terriblement normaux », et « leur normalité est plus terrifiante que leurs atrocités ».

Ahmed Matari
Hoggar Institute
17 septembre 2015

Notes de référence :

[1] Abed Charef, ‘Toufik Mediène, l’homme et le système’, Le Quotidien d’Oran, 17 septembre 2015;
حمزة سيف الدين، أسطورة الجنرال توفيق تتحطم على أسوار جريدة النهار، سبق برس نت، 13 سبتمبر 2015.
[2] Abed Charef, op cit.
[3] Témoignage de Fouad Boulemia rapporté par Daikha Dridi, ‘Procès de l’assassinat de Hachani : Fouad Boulemia condamné à mort’, algeria-watch, 16 avril 2001.
[4] I. D., ‘Reconnu coupable de l’assassinat de Hachani, Boulemia condamné à mort’, Le Jeune Indépendant, 14 avril 2001.
[5] Abed Charef, op. cit.
[6] رحل توفيق وبقي ظله، محمد سيدمو، الخبر 15 سبتمبر 2015.
[7] Ibid.
[8] Ibid.

[1] Abed Charef, ‘Toufik Mediène, l’homme et le système’, Le Quotidien d’Oran, 17 septembre 2015;

 حمزة سيف الدين، أسطورة الجنرال توفيق تتحطم على أسوار جريدة النهار، سبق برس نت، 13 سبتمبر 2015.

[1] Abed Charef, op cit.

[1] Témoignage de Fouad Boulemia rapporté par Daikha Dridi, ‘Procès de l’assassinat de Hachani : Fouad Boulemia condamné à mort’, algeria-watch, 16 avril 2001.

[1] I. D., ‘Reconnu coupable de l’assassinat de Hachani, Boulemia condamné à mort’, Le Jeune Indépendant, 14 avril 2001.

[1] Abed Charef, op. cit.

[1] رحل توفيق وبقي ظله، محمد سيدمو، الخبر 15 سبتمبر 2015.

[1] Ibid.

[1] Ibid.

Comments are closed.

Exit mobile version