La Tunisie, ce bourgeon qui a pu refleurir dans ce champs d’orties qu’est le Monde Arabe réussira-t-elle aujourd’hui son challenge démocratique ou réincarnera-t-elle, qu’à Dieu ne plaise, cette légende d’Icare qui, à force de s’approcher du soleil, finit par se cramer les ailes? Sans doute, contrairement au second versant de la question dont on réfuterait d’office pour tas de raisons (politiques, géostratégiques et par solidarité en particulier) la confirmation, quiconque d’entre nous souhaiterait une réponse affirmative à sa première moitié. Or, à peine le pays du Jasmin a-t-il sorti sa tête de l’eau qu’il a frôlé sinon plongé dans le tragique. Certes, si chanter la démocratie dans l’euphorie de la fuite du despote Ben Ali n’est pas une caution contre les récupérations, la contre-révolution, le désordre et les menaces terroristes, il n’en reste pas moins que l’inverse n’est pas totalement faux dans l’étape de la post-transition démocratique. Que l’on en convienne, la Tunisie a avancé, la Tunisie a fait ses preuves, la Tunisie a montré sa capacité à transcender le tourbillon des crises, la Tunisie a redonné du sourire à ces millions de masses africaines et arabes partout privées du souffle de liberté, de démocratie, et du simple droit au choix de leurs gouvernants. C’est une immense prouesse.

Hélas, le dernier attentat perpétré au musée de Bardo met clairement en évidence une prémonition jusque-là inattendue : le risque de dérapage et de basculement dans la violence est à l’ordre du jour tant qu’il n’y a pas un suivi social intensif de cette épopée démocratique tunisienne. Dans le jargon des connaisseurs, on dit souvent qu’après chaque fête, on gratte la tête, c’est-à-dire qu’on doit regarder les frais dépensés, les moyens de bord en notre possession, les objectifs qu’on a dans le viseur et les stratégies à adopter pour les atteindre! En politique, cela s’appelle la prospective. Pays sans rente énergétique, la Tunisie est de surcroît confrontée au manque d’investissements intérieurs et extérieurs, au chômage et à la misère des bas-fonds de la société. En souffrance de réformes depuis quatre ans d’attente, elle s’est enfin dotée d’un président et d’une assemblée de représentants du peuple (A.R.P) élus en mois de janvier dernier au suffrage universel. Une bouffée d’oxygène et un pas de géant pour cette belle contrée qui aurait ensemencé des graines d’espoir dans tous les autres pays de la région. Mais en vérité c’est là où commencent les problèmes! Comment peut-on reprendre confiance en soi et assurer ses partenaires économiques et les autres pays de la bonne santé de ses institutions, de sa société, de son armée, de son économie et tutti quanti quand on venait de sortir d’une tornade révolutionnaire? Car la stabilité s’arrache au long cours et elle est un enjeu capital pour reconquérir sa place dans le concert des nations après des moments d’éclipse. En plus, si la troïka (Ennahada, le Congrès pour la République et Ettakatol) a bénéficié du soutien du voisin algérien, ce dernier affronte de nos jours les retombées de la dégringolade du marché pétrolier et compte se serrer la ceinture. L’autre voisin, la Libye en l’occurrence, est une véritable source à problèmes au plan sécuritaire. Gagnée par endroits par la nébuleuse de Daesh, déstabilisée par les guérillas de factions et en butte à des dissensions internes, le pays représente une passoire aux terroristes et à l’immigration clandestine. Et surtout constitue la plus grande urgence aux frontières pour les autorités tunisiennes, du reste presque incapables d’exercer un contrôle systématique à l’intérieur. En conséquence, la sécurité est une question cruciale qui pourrait rallonger encore davantage la période d’essai de cette expérience démocratique florissante de la Tunisie.

Force est de constater aussi qu’au plan économique le F.M.I, la Banque Mondiale et la Banque Africaine sont des bailleurs de fonds sur lesquels il ne faut surtout pas trop compter aux heures de l’impasse. D’autant que se mettre entre les dents de ces institutions-là reviendrait à engager le sort de tous les tunisiens. Rappelons qu’aux temps d’Ennahda, la Tunisie s’est tournée vers le Qatar, cette machine à sous des révolutions naissantes. Mais avec le virage «séculaire» et laïcisant de Nidâa Tounes d’Essebsi, la donne n’est pas du tout la même. La Tunisie est campée actuellement seule à la croisée des chemins dans l’expectative d’un redémarrage relatif de son économie touristique. En quelque sorte, le provisoire qu’a géré la troïka est devenu au fil du temps structurel et durable avec une nette aggravation de la situation économique et un durcissement palpable du front social (revendications des syndicats, patrons, ouvriers, etc.), éreinté par l’impact subi de plein fouet par un secteur touristique en convalescence prolongée. Un secteur qui est, au demeurant, l’unique ressource pérenne de la nation. En résumé, l’alternative démocratique tunisienne offerte sur un plateau d’or à ce Monde Arabe sclérosé par ses rhumatismes gérontocratiques et ses freins autoritaires n’est donc pas nécessairement traduisible en réussite concrète sur les plans économique et social. Et qui dit économie et société fait allusion à la politique! Autrement dit, il serait préférable d’avoir les moyens de ses ambitions. D’autant que l’étape de la transition avec ses doutes, ses tumultes et ses espoirs est maintenant derrière le dos des tunisiens. Ceux-ci pensent et aspirent désormais à un avenir meilleur (amélioration des conditions de vie et de la pratique démocratique, promotion de la liberté, etc.). Or la faiblesse de l’État tunisien dans un contexte régional difficile empêche un rebond qualificatif de la performance démocratique. Abstraction faite des divisions dans les partis au pouvoir à Tunis, la question qui se pose d’ores et déjà aux esprits est la suivante : comment la Tunisie puisse-t-elle s’en sortir à moindres frais? Et par ricochet injonction sera faite à l’espace maghrébin, à ce monde dit libre et à tous les pays puissants pour aider cette ficelle de lumière qui nous a fait sortir de l’ère des sujets politiques à celle des citoyens authentiques, acteurs de l’histoire.

Kamal Guerroua
26 mars 2015

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