Après une pacification violente, qui a duré près d’un demi-siècle, la contestation des autochtones est réduite à son expression spartiate. Exclus de toute participation à la gestion des affaires de leur pays, les Algériens attendent le moment propice pour rebondir. Et paradoxal que cela puisse paraître, la naissance du mouvement national algérien survient sur les terres de l’occupant. Bien que l’histoire officielle algérienne réduise, dans un but purement idéologique, l’apport de l’émigration algérienne à une simple participation anodine, le combat indépendantiste ne peut pas être dissocié de l’engagement de la diaspora.

 Cela dit, bien avant l’apparition de l’organisation ouvrière algérienne, il existait des mouvements sporadiques –pour la plupart modérés –en Algérie. Et s’il y avait une différence de taille entre le mouvement en terre algérienne et en métropole, ce serait au niveau de la radicalité. En effet, bien que toute sorte d’activisme contre le système colonial relève de l’opération suicide, des groupes d’élite commencent à s’organiser. Ainsi, en pleine première guerre mondiale, le mouvement des« jeunes algériens » –un  mouvement prônant l’assimilation –voit le jour. Ce dernier est animé par le petit fils de l’émir Abdelkader, le capitaine Khaled Bel Hachimi. Petit à petit, ce groupe se renforce par l’arrivée des intellectuels, dont Ferhat Abbas et Mohamed Salah Bendjelloul.

Toutefois, si cette catégorie s’accommode de la présence coloniale, il n’en est pas de même du mouvement ouvrier qui se développe en France. Connaissant la réalité du terrain social, ces ouvriers développent un esprit de contestation. Et pour cause ! La plupart d’entre eux ont combattu pour la France lors de la Grande Guerre ou ont été recrutés « pour les travaux militaires », pour reprendre l’expression de Benjamin Stora, dans « histoire de l’Algérie coloniale ».  Après l’armistice, les besoins de main-d’œuvre s’accroissant sensiblement, les autorités coloniales se tournent derechef vers les colonies. Entre 1920 et 1924, le flux migratoire atteint son niveau le plus élevé, et ce, malgré les rodomontades du lobby colonial contre la politique migratoire de Paris.

Du coup, « dans les terres froides de la ghurba, les Algériens étaient portés à entrer d’abord en relation avec des gens de leur région d’origine. Et ils le firent. Mais, par-dessus tout, leur condition commune d’expatriés souffrants les conduisit à entrevoir des liens de solidarité plus larges qu’ils n’auraient pour sûr jamais conçus aussi vite s’ils étaient restés sur la terre des ancêtres », écrit Gilbert Meynier, dans « histoire intérieure du FLN ». Dans le même temps, le parti communiste français (PCF), en appliquant les directives de l’internationale communiste, a pour mission d’organiser les « indigènes ».

Ainsi, à l’initiative du PCF, le 7 décembre 1924 à Paris, il se tient « le premier congrès des travailleurs nord-africains ». Issues du PCF, deux grandes figures algériennes émergent. Il s’agit d’Abdelkader Hadj Ali et de Messali Hadj. Vingt-et-un mois plus tard, ils donnent naissance à la première organisation indépendantiste, l’ENA (étoile nord-africaine). En février 1927, l’ENA est conviée au congrès anti-impérialiste de Bruxelles. Dans un discours mémorable, Messali développe la thèse nationaliste. Ce qui n’est pas du gout du PCF.

Dans la foulée, la sanction tombe tel un couperet. Revoyant sa stratégie, le PCF suspend son aide à l’ENA. Concomitamment à cette sanction, le PCF enjoint aux militants communistes de déserter les réunions de l’ENA. Désormais, l’ENA ne peut compter que sur elle-même. « Début 1928, Hadj Ali disparut de l’ENA. Il fut remplacé par Messali, qui dès lors s’identifia avec elle et avec son combat indépendantiste », note à juste titre Gilbert Meynier. Toutefois, l’échec de la satellisation de l’ENA conduit à sa dissolution en novembre 1929.

Quoi qu’il en soit, bien qu’aucun lien ne soit prouvé entre cette dissolution et la célébration du centenaire de la colonisation en Algérie, il n’en reste pas moins que cette interdiction contribue à contrôler les activités du désormais parti clandestin, l’ENA. Selon Benjamin Stora, « au moment des fêtes grandioses organisées en Algérie en 1930 pour le centenaire de la colonisation, le mouvement nationaliste algérien est exsangue, tiraillé par les luttes entre nationalistes et communistes, qui veulent s’en assurer le contrôle. »

Cependant, après une absence de deux ans, l’ENA renaît de ses cendres. Elle porte désormais le nom de « glorieuse étole nord-africaine ». Trois figures de proue assurent son encadrement : Messali Hadj, Imache Amar et Radjef Belkacem. Parmi les principes phares de ce nouveau parti, on en trouve l’interdiction de la double appartenance avec le PCF. Cela dit, la montée de l’extrême droite en France, au milieu des années 1930, incite la glorieuse ENA à soutenir le Front populaire (l’union des partis de gauche).

Au même moment en Algérie, les organisations réformistes, dont les élus algériens –un mouvement créé en 1927 –, dont la tête d’affiche est Ferhat Abbas, les Oulémas de Abdelhamid Ben Badis et les PCA (parti communiste algérien), créé en 1936, revendiquent l’assimilation des Algériens. Ils se rassemblent dans un mouvement, appelé « le congrès musulman », créé le 7 juin 1936. D’après Gilbert Meynier, « le projet Violette [gouvernement du Front populaire] proposait la constitution, au sein du collège unique, d’un électorat algérien d’une vingtaine de milliers d’électeurs triés sur le volet –soit moins de 10% du nombre des électeurs européens. L’euphorie fut réelle en Algérie au sein de l’élite du congrès musulman.» En métropole, l’organisation indépendantiste ne partage pas cette euphorie. Pour les animateurs de la glorieuse ENA, leur soutien au Front populaire ne signifie pas le renoncement à leur politique indépendantiste. Pour mieux se faire entendre, le président du parti, Messali Hadj, compte mener le combat sur sa terre natale. Le 2 août 1936, au meeting du congrès musulman, organisé au stade de Belcourt à Alger,  Messali Hadj ravit la vedette aux organisateurs, Ferhat Abbas et Abdelhamid Ben Badis.

Dans son discours mémorable, Messali Hadj déclare d’emblée : « Au nom de l’étoile nord-africaine, je vous apporte le salut fraternel, la solidarité des 200000 Nord-africains qui résident en France. » Poursuivant son discours, il ramasse une poignée de terre  qu’il commente en disant : « cette terre bénie qui est la nôtre, cette terre de la baraka, n’est pas à vendre, ni à marchander, ni à rattacher à personne. Cette terre a ses enfants, ses héritiers, ils sont là vivants et ne veulent pas la donner à personne. C’est précisément pour cela que je suis venu assister à ce meeting au nom de l’étoile nord-africaine, notre parti, votre parti, qui est, lui, pour l’indépendance de l’Algérie. »

Toutefois, bien que le PPA (parti du peuple algérien) soit créé, en France, le 11 mars 1937, après la dissolution de la glorieuse ENA en janvier 1937 par le gouvernement Léon Blum, le mouvement indépendantiste décide de poursuivre son combat en Algérie. Hélas, à peine le parti commence à consolider ses bases, les autorités coloniales le freinent dans son élan. En juillet 1939, toute la direction est arrêtée. Messali Hadj est condamné à 16 ans de travaux forcés, dans un procès tenu deux ans plus tard. Contrairement aux desiderata des autorités coloniales, le PPA retrouve un nouveau souffle avec l’arrivée à sa tête de jeunes militants, dont le plus emblématique est Lamine Debaghine. Fait remarquable : aucun de ces militants n’a vécu en métropole.

Ainsi, bien que le parti soit diminué, la nouvelle direction assure bon an mal an la continuité. En l’absence de Messali, la direction clandestine du PPA, reconstituée fin 1940, gère tant bien que mal les affaires du parti. D’emblée, elle fait face au CARNA (comité d’action révolutionnaire nord-africain) voulant s’allier avec les nazis. De prison, Messali Hadj réagit promptement en refusant « de troquer un colonialisme contre un autre. » En mai 1943, le PPA participe au rassemblement des partis algérien au sein des AML (amis du manifeste et de la liberté). Dans le document additif des AML, envoyé notamment aux autorités coloniales, les rédacteurs évoquent, en termes peu voilés,  l’indépendance de l’Algérie tout en maintenant des liens avec la France.

Malheureusement, ce rassemblement se termine dans le sang, le 8 mai 1945. Conçu pour rapprocher les partis algériens, ce rassemblement se disperse sous l’effet de la répression violente. Désormais, entre les partisans de l’action directe et ceux qui prônent la retenue, les lignes de clivages se dessinent nettement. Même Messali Hadj, après sa libération en mars 1946, ne songe plus à  l’action armée. La création du MTLD (mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), contre l’avis des activistes, en vue de participer aux élections législatives françaises en novembre 1946, en est la preuve.

Toutefois, pour ne pas mécontenter les « durs » du parti, il maintient, au congrès de février 1947, le PPA clandestin et crée l’organisation paramilitaire, l’OS (organisation spéciale). Dirigée successivement par Mohammed Belouzdad, Hocine Ait Ahmed et Ahmed Ben Bella, l’OS n’a jamais bénéficié des moyens financiers et matériels qu’il réclamait. Après son démantèlement en mars 1950 et l’emprisonnement de Messali Hadj au printemps 1952, le PPA-MTLD rentre dans les rangs. Désormais, la ligne défendue par le comité central, dont les chefs de file sont Hocine Lahouel et Ben Youcef Ben Khedda, ne diffère pas foncièrement de celle défendue par l’UDMA de Ferhat Abbas.

Cette reprise en main se confirme lors du congrès d’avril 1953 –ficelé  par les membres du comité central, où les activistes de l’OS sont empêchés de participer congrès – lorsque  les modérés l’emportent sur les activistes. Ils participent également à la gestion de la ville d’Alger aux côtés du maire libéral Jacques Chevalier. D’ailleurs, c’est cette divergence politique qui conduit en décembre 1953 à la crise ouverte entre Messali Hadj et son comité central. Ce conflit va provoquer, quelques mois plus tard, la scission du parti. Quant aux activistes, ils se regroupent dès le 23 mars 1954 au sein du CRUA (comité révolutionnaire pour l’unité et l’action) à domination centraliste. Et quand les activistes s’en éloignent des centralistes, après la réunion du « groupe des 22 », le 25 juin 1954, ceux de la Kabylie –pros Messali –se joignent au mouvement pour donner naissance au FLN, le 23 octobre 1954. Finalement, la guerre d’Algérie va se faire sans Messali Hadj et sans les centralistes. Après le déclenchement de la guerre, la fédération de France du FLN va jouer un rôle capital. Vers la fin de la guerre, elle finance le budget du GPRA à hauteur de 80%.

Pour conclure, il va de soi que l’histoire du mouvement national est intimement liée à son émigration. Bien que les manuels scolaires, pour reprendre l’expression de Gilbert Meynier, fassent du 1er novembre 1954 le jour zéro de la libération nationale, il n’en demeure pas moins que son apport est un fait indéniable. De la même manière, malgré la barbarie du système coloniale, l’activité politique durant la décennie précédant le déclenchement de la révolution algérienne fut plus libre que la période du règne du parti unique. Aujourd’hui encore, les mêmes mensonges continuent à être colportés. Comme quoi, il n’y a pas que le rôle de l’émigration qui est occulté.

Boubekeur Ait Benali
19 janvier 2015

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