Que signifie désormais la place Al-Tahrir dans le panorama socio-politique égyptien après la victoire d’Al-Sissi aux présidentielles tenues entre le 26 et le 28 mai dernier ? Réponse immédiate : rien ! Car, de place publique, codificatrice des convulsions pre et post-révolutionnaires du Caire, base de légitimation de la volonté populaire massive et contre-pouvoir citoyen par excellence, elle est devenue hélas un vacuum politique aux traits tristement régressifs ! En vérité, l’absence d’une direction collégiale, homogène et organisée à l’échelle globale à même de donner corps à une mobilisation de masse a tué dans l’œuf l’essence même du mouvement révolutionnaire dans le monde arabo-musulman. Le sociologue tunisien Salah Mosbah parle bien plutôt dans ce contexte de «processus révolutionnaire» ou d’«insurrections» que de «révolution» proprement dite d’autant plus qu’à ses yeux, il n’y a pas de leadership ni de programme, encore moins de perspective à long terme ou d’acteurs bien distincts, autrement dit, pas de rupture définitive, radicale et scellée à l’instar du «grand soir» dont a parlé le philosophe allemand Karl Marx (1818-1883) (1).

Bien évidemment, l’éparpillement des principes et des idéaux des composantes sociologiques de ce mouvement hétéroclite (dans le cas d’Egypte : élites urbaines sécularisées, forces sociales démocratiques et avant-gardistes rassemblées sur «Maydane Al-Tahrir», frères musulmans, affidés pro-Moubarak et de l’Establishment) a fait en sorte qu’il n’y ait guère de ligne directrice, de nature à forger une fusion idéologique des courants en conflit (ni les uns «islamistes» ni les autres «intelligentsia laïque» ne se sont, à titre d’exemple, entendus sur un mot d’ordre unique autre que le leitmotiv «dégage» !), ce qui n’était pas suffisant pour assurer une cohésion du mouvement au lendemain de la chute de Moubarak. L’émergence de la figure du Maréchal Al-Tantawi au début de l’insurrection et celle d’Al-Sissi à son terme ne fut pas du tout une coïncidence dans la mesure où depuis au moins 70 ans l’influence certaine de l’armée dans les mécanismes de gouvernance en Égypte est un secret de Polichinelle. S’y ajoute également l’entente tacite et stratégique entre le bureau de la guidance des frères musulmans (BGFM) et le conseil suprême des forces armées (CSFA), laquelle collusion avait pour unique objectif l’évacuation de la place d’Al-Tahrir de sa substance symbolique et lyrique ainsi que de sa charge émotionnelle, révolutionnaire et civique ! En effet, sous l’apparente ou la supposée conflictualité des deux parties (armée et mouvance islamiste) se cache une réelle obsession, sinon une concurrence sans merci pour le leadership. A ce propos, force est de constater que l’Etat militaro-policier dont le pouvoir de nuisance s’est quasiment éteint avec la déchéance de Moubarak en janvier-février 2011 a repris du poil de la bête, quoique différemment, dans le bras de fer ayant opposé l’ex- président Morsi, arrivé «démocratiquement» aux affaires en juin 2012 à ses détracteurs aussi bien dans le camp des démocrates que dans celui de l’ancien régime. Un piège, il est vrai, tendu par l’Establishment pour désavouer au regard des masses le nouveau débarqué d’alors au palais du Caire (en particulier la classe moyenne et les couches défavorisées, lésées par des décennies de survie et de privations). Ironie du sort, le désastre des politiques néolibérales poursuivies par l’ancienne nomenclature a été mis sur les épaules de la confrérie, laquelle dans sa vision étroite d’accaparement institutionnel sur fond de revanche sur son passé victimaire (son écartement depuis le coup de force des officiers libres conduit en juillet 1952 par Nasser) et des velléités avérées du népotisme et de reconversion en affaires (privilèges indûment octroyés à ses membres) s’est refermée sur elle-même, tout en tentant par ricochet un remodelage aussi machiavélique que pathétique de la société (pressions sur les coptes, davantage de freins sur la vie publique et volonté de revivification des vertus islamiques…etc) en vue de détourner l’attention de son électorat et de la masse des mécontents de plus en plus grossissante sur des questions marginales !

Or, ce discours creux, populiste et dogmatique à bien des égards ne vaut pas grand-chose surtout quand on sait que cette fois-ci encore, il est question du recyclage du monstrueux diptyque : capital et politique (néolibéralisme, credo de libre entreprise, économie rentière génératrice de prébendes et de passe-droits, etc.). Dans cet univers en déliquescence, Morsi s’est tourné, via le conseil de coopération du Golf (CCG), vers le Qatar et l’Arabie Saoudite (les deux fameux bailleurs de fonds du printemps arabe), une dépendance-alliance mal-vue du côté de la grande muette (entrée en normalisation avec le voisin sioniste depuis les accords conclus par l’ex-président Sadate à Camp David en 1979). En même temps, l’impréparation ressentie pour la gestion, le monopole des leviers de décision et le délabrement de l’économie rentière suite aux séquelles d’une année de violences ont poussé Morsi à solliciter en août 2012, 4,8 milliards du fonds monétaire international (FMI), ce qui est synonyme de mesures draconiennes et surtout du musellement de la liberté syndicale. Autrement dit, un renoncement aux acquis révolutionnaires du départ. De même, les complicités et les compromis tactiques de la confrérie islamiste avec l’ancien régime (l’armée et la police) ont eu un feed-back négatif de la part de la rue (suspicion de compromission). Les prémices d’une mise en place d’un régime presque autoritaire aux intonations théocratiques à l’ombre des militaires n’ont d’équivalent sur le plan pratique que le suicide symbolique et post-révolutionnaire des meneurs de la protesta démocratique d’Al-Tahrir !

En conséquence de quoi, le coup de force du juillet 2013 a été amplement justifié et la réhabilitation du prestige de l’armée a arrangé toutes les parties, y compris le camp démocratique le plus hostile à la mainmise des militaires sur le champ démocratique. Les frustrations, les déceptions et la souffrance intime de l’humiliation des masses ont accéléré la chute de l’empire frériste (effet boomerang du matraquage néolibéral). Quant à l’opposition, elle était incapable de formuler un projet politique cohérent ni de tracer une stratégie de transformation progressive de l’appareil étatique répressif, rentier, autocratique et gangrené par la corruption en un ensemble institutionnel solide. Al-Sissi a profité de cette lacune pour, au départ, procéder à des manœuvres de séduction vis-à-vis des classes défavorisées, puis faire un assaut de virilité en sonnant le clairon de tous les nostalgiques nassériens (une contre-révolution psychologique acceptée, voire encouragée dans l’urgence des circonstances par l’écrasante majorité de la société). En réalité, Morsi ne fut déjà qu’un pion dans le large échiquier composé de l’appareil militaro-policier, la grande bureaucratie, les grandes fortunes, les hommes d’affaires corrompus et la toile compliquée de relations «pouvoir-affaires», tissées dans le ventre de la mouvance islamiste à laquelle il appartient. Ce qui n’a pas pu créer des synergies et des dynamiques de changement de fond dans le style de gouvernance dont les puissances occidentales (USA, Union Européenne et Russie) soutiennent les assises par une diplomatie de connivence (2). Hormis Moubarak qui a été sacrifié par une poignée de militaires et de prébendiers, l’ossature de l’ancien système est restée efficace dans la physionomie de l’Egypte des frères et Al-Sissi retranché, après le limogeage le 12 août 2012 du Maréchal Al-Tantawi et l’abrogation du décret du 17 juin qui lui octroie les pleins pouvoirs, derrière le CSFA était loin d’être un loup solitaire mais l’homme fort que tout prédestine à monter un jour sur le trône, en réponse au cri des masses en désespoir ! L’attaque du camp de Rabiâa Adawiya en août 2013 et la mort des civils fut malgré son atrocité un message clair à tous ceux qui oseraient défier l’autorité de ce Maréchal ambitieux. Les arrestations de masse, les tortures et la force brute qui s’en sont suivies ont permis la régénérescence effective du redoutable Etat militaro-policier, cher à Nasser, Sadate et Moubarak (les trois rais pour, bien entendu, des raisons différentes : contre les frères pour le premier, contre les nassériens pour le deuxième et contre les démocrates et les islamistes pour le troisième). Si la légalité électorale des frères n’a pas suffi à endiguer le syndrome révolutionnaire du psychisme égyptien (une légitimité révolutionnaire de la rue, amplifiée par la surdité du rais déchu au ras-le-bol des masses), la logique extra-légale d’Al-Sissi lui a mis, en peu de temps, un terme! Père de la nation et homme providentiel pour certains, dictateur et usurpateur de la souveraineté populaire pour d’autres, Al-Sissi a réussi, malgré tout, à se tailler auprès de tous les déçus de Morsi, les révolutionnaires de la place d’Al-Tahrir et une large frange de la classe intellectuelle égyptienne l’image du sauveur d’un pays en danger de délitement et de déliquescence. Ainsi le fossé entre le pays réel (la population) et le pays légal (la nouvelle nomenclature) qui s’est creusé auparavant, tend-il, force des circonstances oblige, à se refermer !

Mais Al-Sissi se conformera-t-il à l’idéal-type démocratique universel, en s’engageant sur la voie des réformes ou se résoudra-t-il au jeu malsain des dictatures électoralistes qui se vantent de victoires à des taux astronomiques ? Et puis, la cote de popularité dont il dispose jusque-là résistera-t-elle à la notable versalité de la rue égyptienne de ces dernières années ? Il est au moins une certitude, le logiciel de «répression-démagogie» dont ont abusé les autocraties pré-printemps 2011 est périmé et le cycle infernal de «révolution-contre-révolution» a fini par la suite d’engloutir la sagesse d’une opinion publique, désabusée par la tournure tragi-comique de ce printemps de chimères ! La question qui se pose aujourd’hui en Égypte et indirectement dans tout l’espace arabo-musulman est la suivante : peut-on chercher la stabilité, en sacrifiant la démocratie ou courir derrière la démocratie et n’avoir plus cure de la stabilité ? De même, le dilemme égyptien est on ne peut plus l’illustration d’une problématique fondamentale, à savoir que l’usage ou le recours pendant de longues années à la force comme mécanisme de gestion sociale des conflits politiques (une réponse aux revendications légitimes de la masse) a fait ressortir une évidence pleine de leçons : dès que la société ose remettre en cause le principe cité, c’est le fantôme du chaos qui prend l’ascendant et corrélativement l’idée qu’aucune démocratie aussi puissante soit-elle ne saurait, bien entendu, rétablir la paix. Ainsi, ceux d’en haut ne veulent pas en finir avec l’ancien système dont ils tirent d’une façon ou d’une autre les privilèges (songeons un peu dans ce cas à l’Algérie post-octobre 1988) et ceux d’en bas, quoique décidés à y mettre un terme, sont effrayés à l’idée de sombrer une fois encore dans le piège de l’insécurité, terrible ! En quelque sorte, il y a deux principes qui évoluent à géométrie variable : d’une part, la dictature est une garantie de la paix et de la discipline sans le versant de la liberté et d’autre part, la démocratie qui affranchit le verbe et donne la liberté est dans la pagaille mentale du citoyen-responsable tout sauf un indispensable viatique à la sécurité ! La politique dans le monde arabe marche irrémédiablement à l’envers au lieu d’aller sereinement à l’endroit, c’est triste ! L’Egypte n’y déroge pas !

Kamal Guerroua
10 juin 2014

Notes

1-Voir Salah Mosbah, D’un printemps qui peine à venir… la révolution tunisienne dans l’horizon de la globalisation capitaliste, contretemps, revue de critique communiste N°20, 1 trimestre 2014, p 31.
2-Voir à ce propos l’excellent article de M.K Bhadrakumar, Pharaon Al-Sisi sits tignts, Asia Times, Middle East, 16 août 2013.

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