Deuxième partie : pour qu’il y ait pas d’effusion de sang en Algérie.

Le limogeage de Mouloud Hamrouche et le report des élections législatives de juin 1991 n’annoncent pas un avenir radieux pour l’Algérie. Toutefois, le maintien de Chadli sauve un tant soit peu les apparences. Mais, si le président ne détient pas les rênes du pouvoir, que vaut le départ d’un ministre ou le chef du gouvernement ? En tout cas, la manière dont est nommé Sid Ahmed Ghozali étaie la thèse d’une République bananière. Se trouvant en mission à l’étranger, on lui envoie un avion. À son arrivée, on lui confie la mission de former un gouvernement, dont la mission principale est d’organiser « des élections libres et honnêtes ». Or, dans les pays où les élections sont réellement propres et honnêtes, on ne décrète pas ce principe : on le respecte.

Exécutant hors pair, le nouveau chef du gouvernement revoit de fond en comble la feuille de route de son prédécesseur, Mouloud Hamrouche. Pour sauver encore une fois les apparences, Sid Ahmed Ghozali consulte, en aout 1991, les partis politiques. Étant donné que l’ancien découpage a été dans le collimateur des décideurs, le FFS, par la voix de Hocine Ait Ahmed, suggère un mode de scrutin à la proportionnelle. « Nous avions proposé la proportionnelle sur la base de la wilaya qui permet au parti d’avoir autant de sièges que de suffrages », préconise-t-il. Ce système a certes des inconvénients. Mais, dans la situation de l’Algérie des années 1990, cela aurait empêché un seul parti de s’emparer du pouvoir. Mais, le chef du gouvernement ne semble pas être intéressé par cette solution. Sa préoccupation est de réduire l’influence des réformateurs du FLN et particulièrement celle du FFS.

En outre, bien qu’il ne tienne nullement compte des suggestions du FFS, Sid Ahmed Ghozali réduit le nombre des circonscriptions où le FFS est le mieux représenté. « C’est ainsi que nous avons été privés de 40 à 45 sièges », répond Hocine Ait Ahmed à une question d’Akram Belkaid le 24 janvier 1992. Sans revenir en détail sur la période précédant le scrutin, le mode choisi –loin de réparer le découpage certes injuste de son prédécesseur –favorise le FIS. Tout compte fait, ce découpage, bon ou mauvais, a eu l’aval des décideurs. Le 26 décembre 1991, les Algériens sont appelés à élire leurs représentants. Bien que le parti d’Abassi Madani ne pèse que 23% de l’électorat, le FIS rafle la mise. Dès le lendemain, les appels pour l’interruption du processus électoral font leur apparition. Mais, a-t-on le droit, dans une République digne de ce nom, de remettre en cause le choix du peuple. Bien qu’on puisse s’opposer au parti vainqueur [les Algériens ont l’habitude depuis l’instauration de la dictature en 1962], la parole du peuple doit être respectée.

Cependant, pour qu’il n’y ait pas d’ambigüité, je ne crois pas personnellement à un projet de société où l’essentiel du programme est tiré de la religion. Car, celle-ci appartient à une sphère privée. Cette précision est importante dans la mesure où les partisans de la poursuite du processus électoral sont systématiquement taxés d’alliés de l’islamisme. Je ferme aussitôt cette parenthèse, car l’objectif de cette note est de rappeler la position courageuse du leader Hocine Ait Ahmed. En fait, bien que le commandement militaire veuille dramatiser la situation, Hocine Ait Ahmed reste confiant. « J’ai rencontré Khaled Nezzar après la victoire du FIS, entre les deux tours. Il m’a demandé à me voir seul. Il m’a demandé mon avis sur la situation. Je lui ai dit qu’il faut, dans le premier temps, aller au deuxième tour qui va se dérouler dans la ferveur. Vous allez voir les Algériens, dès qu’ils voient d’une manière concrète le danger, vont s’engager », propos repris par Samir Ghezlaoui, dans un article de haute qualité sur le parcours de Hocine Ait Ahmed.

Dans la foulée, le président du FFS rencontre les responsables du FIS. De sa rencontre avec Adbelkader Hachani, il ne dira plus tard que du bien. « J’ai découvert au sein du FIS Abdelkader Hachani, qui était une véritable tête politique, qui pensait que l’Algérie n’était pas mure pour la République islamique. Lui en particulier et ses hommes voulaient trouver un canal d’expression », raconte-t-il au juge Stéphan. En tout cas, malgré la panique, amplifiée sciemment par les partisans du putsch, les chefs des trois fronts (Hocine Ait Ahmed, Abdelkader Hachani et Abdelhamid Mehri) parviennent un accord de non-violence. « J’ai parlé à Hachani à sa sortie de prison, quand il a été libéré. Je l’ai félicité –je connaissais son père avec qui j’ai milité à Constantine. Il m’a dit : « Vous savez, j’ai évoqué au tribunal, la première et dernière fois où j’y ai comparu, notre rencontre et j’ai évoqué notre accord implicite : pas de violence », raconte le chef historique. Et si les décideurs voulaient respecter la légitimité, l’engagement des trois fronts, dont le poids électoral avoisine les 99%, suffirait à garantir la paix civile.

Quoi qu’il en soit, entre les deux tours, la balle est dans le camp du haut commandement militaire. Pour Hocine Ait Ahmed, pour éviter au pays une tragédie douloureuse, il ne faudrait négliger aucune piste. C’est dans cet esprit qu’il rencontre d’ailleurs le général Nezzar. Bien qu’il soit difficile d’organiser une marche grandiose, dans le contexte de l’époque, Hocine Ait Ahmed obtient du général Nezzar l’autorisation d’organiser une manifestation à Alger pour le début du mois de janvier 1992. Sentant un coup à jouer, les éradicateurs vont tenter vaille que vaille de détourner la manifestation à leur profit. Et pourtant, l’esprit de la manifestation est net : ni État policier, ni République islamiste. Hélas, les mauvaises langues feront, plus tard, de cette marche un exemple de la mobilisation du peuple algérien en faveur de l’arrêt du processus électoral.

Pour l’initiateur de cette manifestation, son but « c’était de ne pas interrompre le processus électoral, parce que nous savions très bien –le connais leur système, je connais leurs pratiques –que nous allions à ce moment-là à la catastrophe, à la violence, une violence que personne ne pourrait maitriser… Quelques jours après, on a compris que si la marche avait été autorisée, c’était pour légitimer la thèse d’un coup d’État à l’appel du peuple. » Une semaine plus tard, soit le 11 janvier 1992, à 20 heures, le haut commandement reprend le pouvoir. Pour Hocine Ait Ahmed, quelle que soit l’apparence, cela s’appelle un coup d’État. « Le haut conseil de sécurité n’est qu’un organe consultatif et le fait de lui accorder une importance comme autorité, comme organe de décision, est anticonstitutionnel. Et une opération anticonstitutionnelle, ça s’appelle un coup d’État», déclare-t-il le 12 janvier 1992 sur France3.

Toutefois, malgré cette déclaration qui ne souffre d’aucun équivoque, le commandement militaire ne désespère pas de voir Hocine Ait Ahmed prendre la tête du HCE, issu de la réunion du haut conseil de sécurité. « Le coup d’État a créé un tel déficit démocratique que seul un historique peut le compenser, d’où le choix entre moi et Boudiaf », argue-t-il. Rapportant les propos de Hocine Ait Ahmed, lors d’une conférence en 2009, Samir Ghezlaoui écrit : « Nezzar s’était étonné que je n’aie pas accepté d’être chef de l’Etat. Il est tombé des nues en se demandant comment je peux refuser cet honneur. Moi je vais être comme ça ? Je vais avaliser toutes leurs décisions ? Tous les massacres… J’étais frappé que l’ex-ministre des droits de l’homme et ancien chef de la fédération de France déclarât : on lui a proposé d’être Président, il a refusé ! Moi j’ai mes convictions, ce qui m’importe est les souffrances du peuple algérien. »

Cela dit, en refusant l’offre des décideurs, le combat de Hocine Ait Ahmed ne s’arrête pas là. Bien qu’il soit contraint de quitter l’Algérie en aout 1992, Hocine Ait Ahmed déploie toute son énergie en vue de créer les conditions d’un dialogue entre les Algériens, seul moyen de résoudre la crise. Trois ans, quasiment jour pour jour, après le coup d’État, les partis politiques les plus représentatifs d’Algérie se rencontrent à Rome. À la fin de leurs travaux, ils élaborent une plateforme politique, appelée la plateforme de Sant Egidio. Animés par la volonté de ramener une paix pérenne en Algérie, les rédacteurs suggèrent que l’accès ou le maintien au pouvoir se fera sans violence. « Évidemment, ceux qui ont tout géré en Algérie depuis les décennies voyaient que cette alternative prenait de l’importance sur le plan intérieur et extérieur. Il y a des hommes politiques qui voient un avenir démocratique dans ce pays. Mais c’est parce qu’ils ne voulaient pas que cette alternative puisse prendre forme et être crédible à l’échelle internationale que l’armée, la sécurité militaire en tout cas, a engagé contre nous ces mensonges hystériques, nous traitant de valet du pape, de « catholique », de croisés », dit-il lors du procès de Paris. Enfin, pour résumer ce qui le sépare de ceux qui ont perpétré le coup d’État, Hocine Ait Ahmed estime qu’entre leurs positions, « il y a un fleuve de sang ».

Pour conclure, il va de soi que la démocratie n’a pas d’avenir avec des acteurs dont la seule devise est la violence. Dans les années 1990, ceux qui sont au pouvoir ou les prétendants sérieux à leur succession ont du mal à concevoir un projet politique sans mettre dans la balance le rapport de force. Au milieu, il existe une majorité silencieuse, mais pas assez représentée. Du coup, l’action d’une poignée d’hommes, à leur tête Hocine Ait Ahmed, peut-elle inverser la tendance ? Malgré sa stature internationale, force est de reconnaitre que cela n’a pas suffi. Mais, si on doit retenir une chose de sa riche carrière, c’est que le dernier chef historique encore en vie a toujours œuvré pour la préservation de la paix en Algérie et pour la restitution du pouvoir au peuple.

Boubekeur Ait Benali
12 janvier 2014

Comments are closed.

Exit mobile version