Conviendrait-il d’attendre le changement surgir de nulle part ou se mettre sans délai à le réaliser? Le changement serait-il un choix à la carte, gratuit et préférentiel ou un passage obligé et un sacrifice colossal de toute société ou État-Nation au prix de luttes, de challenges et de patience à toute épreuve qui, dans leur intention de rupture avec la régression, aspirent à des lendemains plus prometteurs, plus prospères et meilleurs? A vrai dire, entre l’une et l’autre des deux formules, il y a tout un hiatus de sens qui ne saurait être calfeutré que par une philosophie sociale du changement, outil et guide indispensables pour la pérennité des liens d’unité et de solidarité d’une patrie quelconque. En effet, c’est une banalité que de rappeler que le changement est de prime abord une philosophie qui s’injecte dans le corps social grâce au «maternage» par l’individu/citoyen des vertus évolutives de la citoyenneté et du civisme. Ce qui suppose un antagonisme aussi fructifère que prolifère entre la tendance maladive au statu quo (ce qui est le cas au jour d’aujourd’hui en Algérie) et l’intention démesurée de progresser ou du moins d’aller de l’avant en sautant les étapes (certains pays arabes entrés en révolte à la faveur du printemps arabe sans une maturation sociale, politique et citoyenne suffisante qui prend en considération le triptyque : temps, espace, homme-société). Ce mariage intelligent des contraires décrit ci-dessus est, il est vrai, une étape critique, très importante dans le vécu des nations de nature à créer les trois chaînes de volontés indissolublement liées les unes aux autres à savoir : la volonté d’auto-détermination, la volonté d’autoréalisation et enfin la volonté d’auto-construction/édification. Autrement dit, un système de «relations-reliances» dans le temps et l’espace, incubateur, préparateur et organisateur de cette grande épopée rationnelle que l’on peut appeler hinc et nunc «la réinvention sociale», laquelle s’articule, elle aussi, sur quatre dimensions fondamentales : la spatialité, la temporalité, la physicalité et la corporalité. En d’autres termes, le sol, le temps, la nature et l’individu qui constituent «l’être total» ou comme dirait Auguste Comte (1798-1857) cette «physique sociale» qui entretient une entité globale et cosmique que les philosophes allemands qualifient du nom de «alleverein», c’est-à-dire, une sorte d’union avec le grand tout où la nature tend à façonner l’homme et celui-ci, dans une démarche parallèle et un peu concurrentielle, parfois aussi conflictuelle, essaie tant bien que mal de la domestiquer et de l’apprivoiser par le travail/le militantisme/la lutte/les revendications en vue d’atteindre le summum du bien-être individuel et collectif. Ce processus dialectique engagé au départ entre l’homme et la nature, puis, entre l’individu et la société, peu après entre le citoyen et l’État moderne a nécessité, il est vrai, «une décomplexion» des rapports sociaux (une mise en adéquation de la capacité de l’homme/individu/citoyen avec le pouvoir auto-gestionnaire du triptyque «nature-société-État» et la «réimbrication» de celle-ci (la capacité de l’homme-individu-citoyen) avec la globalité et la complexité du contexte culturel (la culture à l’origine travail de la terre, puis rencontre avec le savoir n’est pas une sphère exclusive, distincte et solitaire mais un maillon multi-fonctionnel dans le réseau ou «le maillage» qui assure l’interdépendance et l’irrigation sémantique du tissu sociétal). Résumé en un simple mot, cette «décomplexion» est un impératif d’ordre symbolique ayant valeur de cure, voire des vertus cathartiques à moyen et à long terme. Cela est prouvé par l’expérience humaine dans la mesure où, au-delà de la réalité évanescente et immatérielle de la culture, il y a son immense influence sur le substrat idéel, physique, circonstanciel et moteur du citoyen, et partant sur tout l’environnement sociétal y afférent (société-nature-État) avec toutes ses possibilités, ses potentialités et ses contraintes.

Si la rationalité est la colonne vertébrale de la société, les mythes (le patrimoine culturel immatériel) seraient son suc nourricier, la culture, sa moelle épinière et les individus ses piliers, sa squelette ou son mur de soutènement. Cette configuration générale de l’espace bâtie sur une combinaison d’éléments rationnels et irrationnels (réalités tangibles et mythes fondateurs) devrait s’affranchir de toute sorte d’exclusivismes (il n’y a pas de société/réalité sans mythe/idéalisme comme il n’y aura jamais de mythe/idéalisme sans l’existence de la société/réalité) d’autant que la culture est inclusion, «intégrance», interpénétration, interconnexion, interdépendance et corrélation entre les faits sociaux (matériels) selon la conception durkheimienne et leur abstraction sémantique et métaphysique (théorisation) [la culture n’est jamais un épiphénomène par rapport à des systèmes plus structurants et plus structurés, c’est-à-dire, un fait additif et accessoire dans le magma sociétal mais incontestablement l’essieu sur lequel s’appuie l’attelage social]. En plus, elle regorge de significations sous-jacentes et implique des comportements sociaux nouveaux à l’aune de la cadence de la roue du temps puisqu’elle rend le citoyen vivant, expressif, performant et communicant. Lesquelles significations jurent avec «ce flot contestataire» qui prévaut ou pourrait, le cas échéant, prévaloir dans certaines sphères sociétales confinées dans la marge qui seraient, faute d’une justice distributive (répartition équitable des richesses nationales suivant la notion de l’effort) et d’un État de droit ayant le total monopole sur ses fonctions régaliennes (le pré carré de la souveraineté en particulier l’économie, la justice et les affaires extérieures), prédisposées à nourrir un esprit de nuisance, voire de la revanche durant leur quête inassouvie de «la reconnaissance», principe fondateur, il faudrait bien le préciser ici, de toute la philosophie hégélienne de l’histoire. Or, cette histoire-ci est là pour affirmer qu’il n’y a pas plus pire pour un pouvoir, un régime politique, ou un État que de donner naissance à «un citoyen de ressentiment», au sens nietzschéen, dénationalisé, indifférent au sort collectif, cambré sur ses illusions tantôt individualistes et utopiques, tantôt révoltées et soumises, tantôt triomphalistes et passéistes. Le plus souvent, un tel esprit se manifeste sur le plan factuel par ( des grèves itératives et répétitives au détriment de l’intérêt du pays, l’exacerbation des violences urbaines, des émeutes et même une certaine délinquance qui s’apparente au sado-masochisme : sous cet angle l’insalubrité et la dégradation voulue ou encouragée des biens publics dans nos cités, villes et villages ces dernières années pourrait être envisagée comme une tacite réponse à la mauvaise gouvernance …etc) et sur le plan symbolique par (le boycott massif des échéances électorales, la fuite ou l’évasion fiscale, la dissidence citoyenne et les objecteurs de consciences, etc.).

Il est fort à parier qu’un tel esprit soit capable de se transformer, si des remèdes ou des palliatifs urgents ne sont pas dispensés à temps par les institutions étatiques et la société civile, en «une idéologie de destruction» à large échelle. De façon simple, claire et organique, la culture refléterait ou incarnerait ce moyen de contournement de «la violence coercitive» qu’exercent et accaparent les appareils d’État et immunise par ricochet la société contre le désengagement d’en haut (élites) et la débandade d’en bas (les masses). Incontestablement, elle est une énergie centripète qui remobilise, dans une visée agrégative et cumulative, le couple théoriquement antithétique et pratiquement complémentaire du «changement-transformation». Cette dernière n’est autre qu’une notion mécanique, biologique, technique et naturelle qui touche l’électron, la molécule, l’anticorps, l’anatomie humaine et la machine, puis la nature et ses phénomènes tandis que le changement est un concept en rapport avec le comportemental, le social, le symbolique, le mythique et est en partie lié au «statisme et au mouvement», qui plus est, affecte l’être dans son état et non pas comme c’est le cas de la transformation dans son essence. Cela dit, sur le plan théorique, les deux concepts sont diamétralement opposés, cependant, on trouve cette dissymétrie complètement battue en brèche sur le plan pratique. La transformation du corps humain à titre d’exemple concourt forcément à un changement d’attitudes et de comportements, la transformation des structures sociales, elle aussi, provoque de nouvelles revendications, des «outputs», des initiatives, des doléances et des aspirations inédites de la part des citoyens. De même, la transformation de la micro-société (famille, tribu, village..) amène un changement de rapports sociaux. En ce sens, les adjuvants de base qui permettent une mise en rapport de la transformation avec le changement sont immanquablement la culture et l’éducation. Une culture catalyse et orchestre le changement dans la mesure où elle facilite «un décloisonnement relatif de l’espace social» en proie aux crispations identitaires, aux troubles et aux prurits tribalo-régionalistes. A proprement parler, il n’est pas de prescription médicamenteuse qui soit nécessairement positive (une panacée universelle à tous les maux), d’autant que même la culture, censée combler le vide ou le fossé entre élites et masses, pourrait réactiver de façon parfois choquante des polémiques houleuses et des sujets tabous qu’on considérait jusqu’alors dans les bas-fonds de la société comme résolus ou réglés (le sujet des assassinats politiques durant la guerre d’indépendance ou peu après). La culture n’est rien d’autre qu’une manière subtile d’apaiser, de réduire le pic paroxystique des conflits sociaux et de prévenir aussi le corps social du regain intempestif de la religiosité et surtout l’irruption indésirable et impromptue du dogme dans la sphère de l’explication des phénomènes de l’histoire. Sans doute, ces trois variables à savoir la culture, l’éducation et le changement cohabitent en contiguïté et en symbiose notionnelle, conceptuelle et pratique dont le point focal (la matrice) est la société, ce nombril de tous les affects sociaux. Un noyau auquel peuvent s’adjoindre des éléments connexes tels que l’État, les différentes institutions (armée, parlement, sénat) et la société civile (associations caritatives, comités de quartier et mouvements citoyens, etc.) dans un élan dynamique, positif et projectif (socialisation maximale mais normée et normative, simple sans être simpliste des croyances, des mythes et des dogmes grâce à l’apport de l’école et de l’université).

L’État est non seulement un régulateur et un gestionnaire des marchés économiques et du terrain sécuritaire (biens matériels) mais aussi un ordonnateur des champs sémantiques, voire un gendarme du sens (biens immatériels) de telle sorte qu’il puisse assister à l’accouchement d’une «technologie culturelle», jumelage social du matériel et de l’immatériel marqué du sceau de l’inventivité, de l’innovation et de la modernisation dans «une perspective préservatrice» visant l’écrasement de la vermine réactive à laquelle donne généralement relief l’ignorance et la non-culture qui germent dans les profonds soubassements de la société. Ce qui donne consistance, dote, orne, purifie le corps social et répare de surcroît ses imperfections en lui assurant «une survie maximale» dans l’arène de ses défis, luttes, crises et mauvaises passes. Il lui donnerait aussi rectitude et «chaleur vitale», lui inculquera un chant d’éveil ou ce que j’appellerai en la circonstance «une mélodie d’existence». Autrement dit, cette obligation tacite mais fort compréhensible de se libérer des entraves et des limites contraignantes forgées et tracées par les archaïsmes traditionnels sans nier l’apport enrichissant de nos coutumes, nos us et nos habitudes ancestrales à l’unité et à la solidarité nationale (la conjugaison effective du versant de la modernité avec l’authenticité), et ce besoin de s’ouvrir davantage sur le monde, de copier l’utile de la civilisation occidentale (actuellement à l’avant-garde de la locomotive de l’humanité) et de rejeter ses épluchures futiles, ses non-sens nauséeux, ses travers fastidieux en sauvegardant l’essence des phénomènes tout en s’accordant le privilège de l’accessoire. En même temps, la société débusquera du sens partout, aux frontières, aux marges, dans les jachères et aux carrefours des aires, des disciplines et des phénomènes sociaux avec «une propulsion originelle et originale» vers la complétude, une complémentarité et une transversalité exemplaire. C’est sous cette grille de lecture qu’il importe d’insérer le retard de notre université dans les défis d’avenir, ses multiples dysfonctionnements, son repli éhonté et ses contradictions ankylosantes menant la plupart des fois à des impasses. Ce qui lui confère le rôle peu flatteur du «pompier-pyromane»! Car, au lieu d’être «la sauveuse de la nation», elle peine à se sauver elle-même (voir à ce propos l’article de Ahmed Cheniki, lettre à ceux qui dirigent l’université : Que faut-il faire de nos universités, le Quotidien d’Oran du 24 novembre 2013).

En réalité, L’État postcolonial dans le Tiers-Monde en général et en Algérie de façon particulière, vu le caractère exceptionnel de la colonisation/colonialisme qui a pesé lourdement sur le pays, est l’inéluctable résultante d’une part, une inertie historique [point de fondement sociologique de l’État (institutions et structures fondatrices au sens moderne du terme), encore moins de la Nation (la volonté du vivre-ensemble)], à ce propos, l’historien Pierre Montagnon a justement écrit que l’Algérie possède en 1851, soit une vingtaine d’années après le débarquement des français en 1830, 516 tribus éparpillées sur une population de 3 millions d’âme! (voir Pierre Montagnon, La guerre d’Algérie, genèse et engrenage d’une tragédie, Éditions Pygmalion, Paris, 1984) et d’autre part, d’un vide de socialisation politique des masses et des élites. C’est pourquoi, ce même État devrait amener le citoyen, via la culture et l’éducation, à s’intéresser à son environnement immédiat, s’interroger sur sa destinée et celle de la collectivité, creuser son «habitus» (vie, culte, us et coutumes, société), cultiver les structures inconscientes de son esprit (l’art, les lettres, les sciences, la raison..etc) et trancher le noeud gordien de cet «équilibre précaire» ou, dirais-je pour être plus explicite, «cette quasi-hybridité sémantique» entre la modernité et la tradition. Le background citoyen, fait d’influences multiples est une composante de cette «carte-mère» dans laquelle se déploient le positif et le négatif, le rationnel et l’irrationnel, la raison et le dogme. Un logiciel riche mais désordonné d’où la nécessité de le réordonner, le synthétiser, le coordonner, et le mettre sur les rails de la modernité. Cette «fonction référentielle» de l’État, à savoir, la prise de possession sans aucune prise de position (c’est-à-dire sans aucun usage ou exploitation de l’État comme instrument du pouvoir et du pouvoir comme seul représentant de celui-là «État» en dehors de la toute-puissance de la loi et du droit) du défi citoyen est un jalon dans la réappropriation de sa «légitimité directionnelle» (un État capable de tracer ou baliser un axe pour le mouvement général de la société) ou ce que je dénommerai «une architecture sociétale» en bonne et due forme. Une fois l’État reconquiert son «rôle de gendarme symbolique», dans l’espace des représentations sociales, il mettra alors sur pied le système symbolique corollaire aux valeurs modernes «devoir droit- citoyenneté-responsabilité-justice-fisacalité». En conséquence de quoi, l’émotif, le sensationnel, le dogmatique, le religieux et le métaphysique se mettront au service du rationnel, du positif, du profane, du relatif et surtout du réel. Ce qui induit une superposition des sphères d’interprétation des choses, des faits et des phénomènes de la vie et recadre, si besoin est, le regain de la religiosité collective (le primat de la raison, laquelle se fait par imprégnation des valeurs de la modernité véhiculées par l’école et les institutions de l’État). En ce sens, la société empruntera «une voie médiane» et normalisée (tradition-modernité) qui lui permettrait à coup sûr de supporter le poids de la transgression des tabous, des interdits ainsi que des obstacles en balayant les résidus récalcitrants de «la société phallocrate» et patriarcale en les transcendant sans toutefois nier ni mépriser, encore moins heurter bien sûr les assises et les valeurs pérennes du monde rural qui les sous-tendent. Bref, réaliser un passage tranquille de «la transgression frontale» à «une normalisation sociale» rationnelle et intelligente, source première de tout changement politique !

Kamal Guerroua
12 décembre 2013

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