Deuxième partie : le rassembleur

Au début de l’année 1955, le chantier qui attend Abane Ramdane est colossal. Pour se rendre compte de l’ampleur de la tâche, il suffit de revoir les positions des partis politiques algériens au lendemain du déclenchement de la lutte armée. Ainsi, pour le parti de Ferhat Abbas, l’action armée constitue à la fois « désespoir, désordre et aventure ». De leur côté, les centralistes, bien qu’ils soient issus du même parti que les activistes, ne sont pas loin de penser la même chose que Ferhat Abbas. Quant à l’association des Oulémas, celle-ci qualifie uniment les actions du 1er novembre 1954 d’actes terroristes. Et comme le malheur ne vient pas seul, le nouveau mouvement, le FLN en l’occurrence, enregistre en peu de temps des pertes colossales. Pour rappel, le chef du Constantinois (Didouche) a été assassiné en janvier 1955, le chef des Aurès-Nemenchas (Ben Boulaid) a été arrêté en février 1955, le chef de l’Algérois (Bitat) a été arrêté en mars 1955, le coordinateur national (Boudiaf) avait quitté l’Algérie à la veille du déclenchement de la lutte [il ne reviendra qu’en juin 1962]. Les deux chefs de zones qui sont en liberté, quatre mois après les événements de novembre 1954, sont Krim Belkacem et Larbi Ben Mhidi.

Du coup, au moment où Abane Ramdane intègre le mouvement révolutionnaire, celui-ci est quasiment évanescent. Sur le terrain, seules les Aurès et la Kabylie bougent encore. Aidées par leur relief, elles maintiennent autant que faire se peut le mouvement en vie. Cependant, malgré ces difficultés, le train de la révolution n’a pas intérêt ni à s’arrêter ni à faire marche arrière. Pour y parvenir, c’est la mission que s’assigne Abane Ramdane. Bien qu’il ne soit pas l’initiateur de la lutte armée [pour faire plaisir à ceux qui aiment signaler ce détail], il est évident que les objectifs du mouvement ne pourraient être réalisés que si les Algériens participaient à la lutte. Or, qui dit action populaire, dit aussi l’ouverture du mouvement à toutes les compétences. Depuis la prise de ses fonctions [à ceux qui disent « qui a donné le mandat à Abane pour parler au nom du FLN ? », ont peut dire la même chose à propos de ses contradicteurs], le plus politisé des militants nationalistes inaugure son entrée sur la scène politique par un appel émouvant au peuple algérien, le 1er avril 1955. Pour lui, si le peuple algérien veut vivre sans carcans, il faudra qu’il rejoigne, sans tarder, le FLN.  Une nouvelle formation, selon lui,  qui n’a rien à voir avec les anciens partis politiques.

Cependant, il ne suffit pas de décréter le rassemblement pour qu’il se fasse naturellement. Bien que tout le monde le veuille, force est d’admettre que cela ne se fait pas en claquant des doigts. Dans le contexte algérien de l’époque, pour ramener les autres partis vers le front, il faudrait surtout tenir un discours unificateur. Au discours empreint d’exclusivisme de la part de Ben Bella, Abane tient un autre langage. « Le FLN n’appartient à personne, mais au peuple algérien qui se bat. L’équipe qui a déclenché la révolution n’a acquis sur celle-ci aucun droit de propriété. Si la révolution n’est pas l’œuvre de tous, elle avortera inévitablement », rassure-t-il Ferhat Abbas lors de leur premier entretien du 26 mai 1955.

Cela dit, le rassemblement auquel appelle Abane doit satisfaire une condition sine qua non : les militants doivent adhèrer individuellement au FLN, et ce, après la dissolution de leur parti. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que, dans le contexte de l’Algérie des années 1950, il n’y avait pas beaucoup d’hommes capables d’accomplir une telle mission. Car, ce dernier doit être à la fois un homme visionnaire et surtout un homme intransigeant sur certains principes. « Ramdane était un véritable animal politique et un organisateur expérimenté. Il n’avait pas besoin de son intuition de mathématicien pour, en premier lieu, identifier le sens du problème prioritaire et urgent : absence de vision et de stratégie politique, et, en deuxième lieu, pour mettre en place les structures cohérentes destinées à soutenir la dynamique populaire », répond Hocine Ait Ahmed à un journaliste qui l’interviewait sur le rôle d’Abane Ramdane.

D’une façon générale, bien que les formations politiques soient sommées de choisir le camp [où elles s’engagent avec le FLN où elles satisfont les desiderata des autorités coloniales en constituant la troisième force], certaines d’entre elles ont mis beaucoup de temps à réagir. Les centralistes sont les premiers à s’engager. Bien qu’il y ait des sceptiques, à l’instar de Kiouane, la ligne défendue par Ben Khedda, ami de langue date d’Abane, l’emporte facilement à l’automne 1955. De la même façon, les partisans de Ferhat Abbas suivent l’exemple dès janvier 1956. Enfin, bien que la position des Oulémas soit la plus langue à se dessiner, d’après Mohamed Harbi, ils rejoignent, à l’instar des autres courants déjà cités, le mouvement libérateur.

Quoi qu’il en soit, comme pour l’idée du rassemblement, il ne suffit pas non plus d’arracher l’acquiescement de ces organisations à rejoindre le mouvement pour que l’union soit effective. L’étape suivante, inhérente à la réorganisation de la révolution, est tout autant cruciale. Dans cette mission, Abane Ramdane s’entoure d’une équipe ne lésinant pas sur les efforts. Mais le renfort de taille est indubitablement celui de Larbi Ben Mhidi. Après un séjour au Caire, où il a eu une altercation avec Ben Bella à propos de l’approvisionnement des maquis en armement, Larbi Ben Mhidi a compris que la lutte ne pouvait pas être dirigée de l’extérieur. Joignant ses efforts à ceux d’Abane, les deux grands militants préparent un congrès national scellant l’union de toutes les forces politiques algériennes, à l’exception du MNA de Messali Hadj et du parti communiste algérien (PCA).

Ainsi, le 20 août 1956, la révolution algérienne, après moult tergiversation, est enfin remise sur les rails. Elle est désormais dotée des organismes dignes des révolutions universelles. L’un est consultatif, le CNRA (conseil national de la révolution algérienne), et l’autre exécutif, le CCE (comité de coordination et d’exécution). Pour couronner le tout, les congressistes adoptent deux principes pouvant parer toute velléité tyrannique. Il s’agit de la primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur. En réponse à ses détracteurs, Abane considère que le premier principe « est un principe universel valable dans tous les pays et dans toutes les révolutions, car il affirme le caractère essentiellement politique de notre lutte à savoir : l’indépendance nationale. »

Néanmoins, bien que ce projet soit conforme à la proclamation du 1er novembre 1954, chefs  historiques, à l’instar d’Ahmed Ben Bella, contestent les résolutions du congrès. « J’étais le seul à la prison de la santé à reconnaitre les décisions de la Soummam. Pour toutes les raisons indiquées, et surtout en raison du consensus national qui y fut esquissé et qui pouvait servir de support international à la constitution d’un gouvernement provisoire… », témoigne Hocine Ait Ahmed. D’ailleurs, son vœu sera exaucé le 19 septembre 1958 lorsque le GPRA prendra la place du CCE. Mais, entre temps, beaucoup de malheurs se sont abattus sur la révolution algérienne.

Pour conclure, il va de soi que le rassemblement national, réalisé sous la houlette du duo Abane-Ben Mhidi, peut être considéré comme le moment le plus décisif de l’histoire nationale. Malgré la défaite de leur ligne politique, sous les coups d’estocade d’un Ben Bella obsédé par le pouvoir, leur œuvre restera indélébile. Quant aux vainqueurs, bien qu’ils se soient revenu sur les principes inhérents à la primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur, ils n’ont pas eu le courage de supprimer les organismes dirigeants, tels que le CCE et le CNRA. Cela prouve que le projet politique, défendu par le duo Abane-Ben Mhidi, tient la route. Hélas, encore une fois, le dernier mot est revenu à ceux qui vont plonger l’Algérie dans le malheur à l’indépendance. Enfin, pour terminer ce modeste travail, voila ce que déclare Hocine Ait Ahmed sur les conséquences de la défaite de la ligne politique portée par le duo Abane-Ben Mhidi : « Quant aux prolongements sur la situation actuelle, que dire sinon que l’Algérie n’en serait pas là, exsangue et dévastée, si Abane n’avait pas été assassiné par les siens et si Ben Mhidi n’avait pas été exécuté par les autres. En d’autres termes, si le principe du primat du politique sur le militaire avait été respecté.»   

Boubekeur Ait Benali
20 décembre 2013

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