« Pendant notre guerre de libération, c’était à ce peuple de choisir sa voie. Ceux qui l’ont privé de parole, qui l’ont empêché d’exercer ses responsabilités, avec l’arrière-pensée de vivre comme des rois et de régner sur l’Algérie, ont commis une faute grave », Ferhat Abbas, dans « l’autopsie d’une guerre ».

Cette sentence de l’un des fondateurs du mouvement national, Ferhat Abbas, résume la dérive révolutionnaire. Incontestablement, l’appétit dévorant de certains dirigeants pour le pouvoir va être un frein à l’épanouissement du pays. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette situation est d’autant plus critiquable dans la mesure où le peuple algérien venait tout juste de reconquérir sa souveraineté bafouée par une longue présence coloniale. Du coup, bien que la comparaison se limite au volet politique, le coup d’État du 19 juin 1965, comme celui qui l’a précédé contre le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) lors de la crise de l’été 1962, s’inscrit dans la même logique : priver le peuple algérien de sa liberté.

En tout état de cause, à la fin de la guerre, la question du pouvoir s’est jaugée à l’aune du rapport de force entre les groupes en présence. En unissant leurs forces, Ben Bella et Boumediene se sont imposés à la tête de l’État. En effet, à peine les accords de cessez-le-feu sont signés, les deux « amis de circonstance» ont concocté un plan visant à écarter le GPRA, l’instance légitime de la révolution algérienne, de gestion de la période de transition dont la finalité, en théorie, est la restitution du pouvoir au peuple. Et en dépit de l’opposition des chefs charismatiques, à l’instar de Boudiaf, Ait Ahmed, Ben Khedda, au coup de force consistant à déposséder le peuple algérien de sa victoire contre le colonialisme, force est de reconnaitre que la logique du coup d’État l’a emporté sur le droit d’ériger librement les institutions de la jeune nation.

Par ailleurs, bien qu’une apparence démocratique soit maintenue entre 1962 et 1965, à travers notamment l’élection de l’Assemblée nationale constituante en 1963, les rênes du pouvoir sont entre les mains de la coalition formée à Tlemcen en juillet 1962.Dans les faits, cela s’est traduit par le refus de tolérer un quelconque débat critique ou une opposition politique. Mais, dans un système où les dirigeants ne sont pas mandatés par le peuple, l’alliance entre les deux prétendants au poste suprême n’est effective que lorsque leur pouvoir est menacé. Une fois que le danger est écarté, chacun essaie de s’assurer une position dominante au sein du sérail. Or, dans cette course, Ben Bella s’est vite grillé les ailes. Contrairement à Boumediene qui a su élargir son cercle de fidèles, Ben Bella a agi autrement. Dans un style stalinien, il a écarté sans vergogne ses proches. L’éviction de Mohamed Khider, à la tête du secrétariat général du FLN, symbolise l’excès de zèle du chef de l’État en exercice.

Pour remédier à cette situation, en 1965, lorsqu’il sent son pouvoir menacé, Ben Bella essaie alors de s’octroyer des pouvoirs exorbitants. C’est ce qui explique sans doute ses velléités de concentrer moult pouvoirs entre ses mains. Ainsi, à la veille du coup d’État, Ben Bella occupe plusieurs postes. En plus de la fonction présidentielle, il est chef de gouvernement, secrétaire général du FLN, ministre de l’Intérieur, des Finances et de l’Information. En outre, l’appétit venant en mangeant, Ben Bella ne s’arrête pas là. « Si tu veux un autre ministère, je te donne volontiers le mien », réagit le ministre de la réforme agraire, Ahmed Mahsas, à une rodomontade de Ben Bella lors d’un conseil des ministres.

Néanmoins, bien que le chef de l’État ait certainement des prérogatives, son influence a immanquablement des limites. En d’autres termes, que se passerait-il, s’il touchait à un proche de Boumediene, le tout puissant ministre de la Défense. Le fait qu’il lorgne le portefeuille ministériel des Affaires étrangères, détenu par Abdelaziz Bouteflika, le clan Boumediene se mobilise aussitôt. Ainsi, dès le début du mois de juin 1965, les conciliabules entre les anciens membres de l’EMG (État-major général), les tombeurs du GPRA, se multiplient à foison. Le risque, selon les partisans de Boumediene, est de laisser Ben Bella présider la conférence afro-asiatique, prévue le 22 juin 1965. Sous la houlette de Boumediene, une réunion regroupant Abdelaziz Bouteflika, Ahmed Medeghri, Cherif Belkacem, les commandants Chabou et Hoffman, a lieu à Alger. La décision de renverser Ben Bella, avant le rendez-vous international prévu à la fin du mois, est prise. Car s’ils le laissaient côtoyer les grands de la planète, à l’exemple de Nehru ou de Chou Enlai, il pourrait se forger une stature internationale. Et là il deviendrait presque intouchable.

Dans la suite de la réunion du cercle des initiés, vers la mi-juin, Boumediene convoque les chefs de régions militaires en vue de peaufiner le plan du coup d’État.  Quoi qu’il en soit, bien que les putschistes accomplissent, le jour J, leur coup d’État avec une facilité déconcertante, ils ne négligent aucun détail en préparant un plan de fuite. Selon l’artisan du coup d’État, Ahmed Bencherif, le 19 juin, à l’aéroport de Boufarik, un avion était prêt à décoller à tout moment si leur plan venait à échouer. Cela dit, ce point de détail est secondaire pour les créateurs du « comité révolutionnaire ». Pour rasséréner l’opinion internationale [le point de vue des Algériens les intéressait-il ?], ils justifient leur action en reprochant à Ben Bella, dans leur proclamation, « de monopoliser le pouvoir et de ne pas respecter les institutions en place ». D’ailleurs, pour un observateur qui ne connait pas l’esprit des putschistes, il miserait sur le rétablissement de l’honneur des Algériens bafoué, d’après eux, depuis 1962.

En réalité, que vaut une telle déclaration ? Bien évidemment, elle n’est qu’un leurre. Dans le fond, le même modèle, voire plus accentué, sera reconduit plus tard. Plus grave encore, en un laps de temps record, le « conseil révolutionnaire » se confond avec la volonté d’un seul homme, Houari Boumediene. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que « cette proclamation de foi n’a pas résisté à l’épreuve du temps tant il est vrai que nous étions en présence d’un coup d’État. Comment pourrait-on définir en effet cette situation ? Si ce n’est de coup de force à l’égard d’une Assemblée nationale et d’un président de la République élus, même avec la réserve notable de l’interrogation sur la légitimité réelle de ces deux institutions », écrit l’avocat algérien, Ammar Koroghli.

En somme, il va de soi que, dans l’histoire contemporaine, les coups d’État, à une exception près, visent à asseoir un pouvoir personnel. Ainsi, l’acception que se fait Boumediene du coup d’État ne diffère pas de celle de ses concepteurs. Toutefois, bien que des Algériens se consolent, a posteriori, par l’image de l’Algérie des années 1970, sur le plan des libertés, le coup d’État les remet entièrement en cause. Dans le même ordre d’idée, et notamment sur le plan politique, Boumediene, comme son prédécesseur, monopolise le pouvoir. Mis à part quelques délégations de pouvoir, son hégémonie est totale. Tout compte fait, comme Ben Bella, Boumediene concentre tous les pouvoirs. « L’hégémonie du chef se fit sentir d’une manière pesante dès lors que celui-ci [Boumediene] fut de fait président de la République, secrétaire général du FLN, ministre de la Défense nationale et législateur par voie d’ordonnances », conclut Ammar Koroghli.

Finalement, le coup d’État ne peut s’analyser que comme une entreprise visant à remplacer un pouvoir personnel par un autre. D’autant plus que l’auteur du coup d’État ne songe pas à restituer le pouvoir au peuple à se soumettre à sa volonté. D’où l’invention du nouveau concept en science politique qui se résume ainsi : c’est au peuple de s’écraser en toute circonstance devant le chef. À ceux qui avancent in fine la distribution de quelques miettes au peuple, pendant le règne de Boumediene, il est judicieux de leur opposer les souffrances du peuple algérien, en payant peut-être le plus grand lourd tribut qu’aucun peuple n’ait versé pour être libre, en vue de s’affranchir du joug colonial et de recouvrer sa liberté. Et cette dernière, qu’il en déplaise à ces nostalgiques, ne se limite pas à se remplir la bedaine.

Boubekeur Ait Benali
19 juin 2013

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