La violence du 8 mai 1945 relève du génocide. Sans minimiser l’ampleur de la répression du 1er mai 1945, par rapport à celle du 8 mai, celle-là fait passer a posteriori les autorités coloniales pour des gentilles. En fait, bien que le bilan avoisine la quinzaine de morts, cet événement est devenu presqu’un fait anodin. En tout cas, malgré les précautions prises par les chefs nationalistes, le rouleau compresseur colonial saisit l’occasion pour donner un coup de massue au mouvement national. En effet, au moment où la France célèbre la fin de la domination nazie, ses représentants en colonie massacrent sans retenue ceux qui réclament, à leur tour, la fin du joug colonial. Bien que cette sujétion soit présentée par le pouvoir métropolitain comme une aventure humaine, la mentalité des colons, pour ceux qui la subissent tous les jours, se situe aux antipodes de la liberté. D’ailleurs, les manifestations de mai 1945 consistent avant tout à rappeler leur situation intenable.

Par ailleurs, si la France n’avait pas oublié si vite les réactions des habitants de l’Algérie lors de la débâcle de 1940, elle aurait pu être à l’écoute des « indigènes ». Et pour cause ! Au moment où les Français de métropole décriaient la collaboration de Philippe Pétain, ceux d’Algérie ont accueilli avec enthousiasme la chute de la troisième République. Et paradoxal que cela puisse paraitre, les Algériens paraissaient alors plus solidaires de la France meurtrie que les colons. En tout cas, hormis un groupe retreint des militants du PPA qui ont évoqué une association avec l’Allemagne nazie, le mouvement national, dans son ensemble, a rejeté cette idée.   

Cependant, après le débarquement américain, le 8 novembre 1942, à Alger, les deux communautés, algérienne et pied-noir, ne réagissent pas de la même façon. Bien qu’on ne puisse pas parler d’une position unanime de telle ou telle population, une minorité de colons va combattre de toutes ses forces le rassemblement auquel appelait la résistance française. « Quant à vous, monsieur de Gaulle, qui trainez dans la honte et dans le sang les lambeaux d’un uniforme français, vous êtes un misérable, un traitre et un assassin », s’en prend l’Écho d’Oran au général de Gaulle en septembre 1942. Quoi qu’il en soit, pour les Algériens aussi, la position est mitigée. Refusant de s’engager dans les mêmes conditions que celles de la Grande Guerre, les notables, à leur tête Ferhat Abbas, envoient un message, le 22 décembre 1942, aux autorités coloniales. « Avant que les musulmans d’Algérie ne consentent aux sacrifices que l’entrée en guerre annonce, ces derniers demandent qu’ils soient assurés de se battre pour leur propre affranchissement politique et ne restent pas privés de droits et des libertés essentielles dont jouissent les autres habitants de ce pays », écrivent les auteurs du futur Manifeste. En tout cas, bien que les activistes du PPA rejettent la politique de conscription obligatoire, force est de reconnaître que 173000 Algériens rejoignent l’armée française, dont 87500 engagés.

Cela dit, l’acceptation tacite des doléances algériennes est-elle une façon de les berner dans le but de les faire participer à l’effort de guerre ? A posteriori, il ne subsiste aucun doute sur la mauvaise foi des autorités coloniales une fois le danger s’est éloigné. Ainsi, aux revendications égalitaires, la réforme du 7 mars 1944 ne va pas plus loin que le projet du Front populaire en 1936. Dans ce cas, le rejet de ces réformes, par les Algériens, est unanime. D’ailleurs, même les modérés trouvent le projet anachronique. Pour les autorités coloniales, la divergence d’approche ne peut être résorbée qu’en déplaçant le débat sur le terrain de la violence. Anticipant un éventuel soulèvement des Algériens, le secrétaire général du gouvernement général, Pierre-René Gazagne, recourt à l’intrigue en vue de décapiter les AML et le PPA.

En tout état de cause, dès le 1er mai, le plan semble bien fonctionner. Pire encore, ce qui attend les Algériens, une semaine plus tard, dépasse l’imaginaire. D’une façon générale, à l’annonce de la capitulation des nazis, les AML, en prenant soin d’éviter de manifester dans les villes où il y a eu des incidents graves la semaine précédente, organisent des défilés pacifiques. Ces derniers visent deux objectifs : célébrer la fin du nazisme et afficher leur sentiment national. D’ailleurs, sur ce dernier point, le 8 mai 1945, l’hilarité, partout dans le monde, supplante pour un moment les douleurs engendrées par la barbarie nazie.

Hélas, les autorités coloniales refusent aux Algériens le droit de revendiquer cette même liberté. À Sétif, dès 8 heures du matin, le 8 mai 1945, près de 2000 manifestants se rassemblent devant la mosquée de la ville. Comme pour les défilés du 1er mai, les instructions sont nettes : pas d’armes. Tout compte fait, bien que les Algériens arborent d’abord les drapeaux des Alliés, la présence de l’emblème national sort les policiers de leur gond. « C’est à ce moment que tout dérape quand un inspecteur tire, tue le porte-drapeau [Sâal Bouzid] et deux coups de feu en soutien partent du café de France », note l’historien Jean Louis Planche. Par ailleurs, malgré la répression, les manifestants tiennent à déposer la gerbe de fleurs au monument aux morts. Le car de gendarmerie, qui a eu vent de ce qui s’est passé, fonce alors sur les manifestants, fauchant plusieurs d’entre eux. Dans leur repli, ces derniers tuent deux colons, dont l’ancien maire Deluca. Bien que les soupçons aillent en direction des manifestants, un témoignage, cité par Jean Louis Planche, révèle que l’ancien maire a été tué par son ancien adjoint.

Toutefois, à 182 kilomètres de là, le même scénario se répète à Guelma. Le sous-préfet Achiary, futur chef de l’OAS, intime l’ordre aux manifestants de jeter leur drapeau, leur pancarte et leur banderole. L’emblème étant sacré, le porte-drapeau refuse d’obtempérer. « Comme sous un coup de fouet, Achiary saisit le revolver dont il s’est armé, entre dans la foule droit sur le porte-drapeau et tire. Son escorte ouvre le feu sur le cortège qui s’enfuit, découvrant dans son reflux le corps du jeune Boumaza », relate Jean Louis Planche. Le lendemain, la répression va crescendo. L’Est algérien est désormais soumis à un quadrillage sans précédent de l’armée. Ainsi, à Sétif, les seuls Algériens qui peuvent circuler en ville sont ceux à qui un brassard blanc a été délivré. À Guelma, à partir du 9 mai, la chasse à l’homme commence. En fait, la milice du sous-préfet Achiary perquisitionne au peigne fin les locaux des AML. Du coup, tous les militants dont le nom figure sur les listes est systématiquement arrêté. La plupart d’entre eux y laisseront leur vie sous la torture. Cette répression aveugle se propage, dans les jours qui suivent, à plusieurs villes de l’Est algérien. À Kherrata, par exemple, les suspects sont jetés tout bonnement du haut des falaises. Bien que la maitrise de la situation soit totale, l’aviation et la marine interviennent intensément à partir du 10 mai 1945. Et à chaque action répressive, les pertes se comptent à foison.   

En somme, en croyant déjouer une insurrection –alors que le traquenard est mis en place par l’administration coloniale –, toutes les forces de sécurité sont mobilisées. Cela dit, est-ce que tous les services sont au courant de ce piège ? En tout cas, que ce soit le cas ou pas, il va de soi que le piège a bien fonctionné. Pour l’historienne Annie Rey Goldzeiguer, « le soulèvement du 8 mai est un moindre mal, car il est une fausse manœuvre. Il aurait été autrement tragique si le PPA y avait participé ». Pour justifier l’affirmation de l’historienne, deux exemples corroborent amplement cette thèse. La première est fournie par Lamine Debaghine, le premier responsable du PPA en l’absence de Messali. « Comment aurais-je pu prendre la responsabilité d’une insurrection alors que je venais d’envoyer mon père et ma femme à Sétif où ils se trouvaient le 8 mai », déclare-t-il dans une réunion du bureau politique du PPA. Quand on connait l’importance de la famille en Algérie, on comprend facilement le sens de cette déclaration. Enfin, venant féliciter le gouverneur général pour la victoire des Alliés, Ferhat Abbas, secrétaire général des AML, est arrêté le même jour au siège du gouvernement général. Quant au bilan, les chiffres, des uns et des autres, sont diamétralement opposés. Finalement, si on connait le nombre de Français d’Algérie tués (102), il n’en est pas de même des victimes algériennes. Pour Mohamed Harbi, le chiffre varie entre 15000 et 45000.    

Boubekeur Ait Benali
8 mai 2013

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