Depuis l’avènement des premières révolutions jusqu’à celles de Tunisie, d’Égypte et même de Lybie, le personnel politique se retrouve, à chaque fois, renouvelé soit totalement soit en partie. En Algérie, en dépit du lourd tribut payé par les Algériens en 1988, les dirigeants, qui ont mené le pays à la banqueroute, se sont maintenus sans ambages à la tête de l’État. À ce titre, bien que les dirigeants actuels s’ingénient à trouver des formules de comparaison entre les événements d’octobre 1988 et « les printemps arabes », force est de reconnaitre que les différentes situations sont loin d’être semblables.

En tout état de cause, les manœuvres au sommet de l’État, durant l’été 1988, n’ont débouché qu’à une simple redistribution des cartes. Bien que le clan de Chadli sorte vainqueur de l’épreuve, le peuple algérien n’en tire malheureusement aucun bénéfice. Cela dit, la pression de la rue va inciter les vainqueurs à lâcher du lest, à travers notamment l’octroi de quelques droits politiques rudimentaires. « Chadli élimine ses adversaires directs et consent à une ouverture relative du système politique : le multipartisme est adopté et le rôle de l’État réaménagé », écrit Ahmed Dahmani dans « L’Algérie à l’épreuve ».

Dans la foulée, après la reprise du contrôle sur les organismes du pouvoir, en éliminant le responsable du FLN, Mohamed Cherif Messaadia, et le chef des services secrets, Lakhal Ayat, Chadli organise un référendum en vue de réviser la constitution de 1976. Bien que l’équipe réformatrice proche de Chadli, composée de Mouloud Hamrouche, Ghazi Hidouci, Smail Goumeziane, veuille mener les véritables réformes nécessaires pour le pays, certains caciques du régime  n’entendent  pas –et c’est le moins que l’on puisse dire –sacrifier leurs intérêts pour que l’Algérie soit heureuse et apaisée.

Quoi qu’il en soit, pour ne pas mécontenter les hommes aux grosses bedaines, un compromis est conclu entre les protagonistes, à savoir la nomination de Kasdi Merbah comme premier ministre. Selon Ahmed Dahmani, « les déclarations et rapports du congrès [le sixième congrès du FLN de fin novembre 1988] n’ont pas grand effet. Les questions essentielles sont toujours de l’ordre politique, du pouvoir. Chadli obtient une nouvelle cooptation pour un troisième mandat présidentiel, mais l’armée lui impose un premier ministre en la personne de K. Merbah. » Faisant partie des hommes qui ont fait de la vie des Algériens un enfer dans les années 1970, Kasdi Merbah jouit toujours d’une bonne image au sein de l’armée, et ce, malgré son éviction à la tête des services secrets en 1980.

De toute évidence, après les événements d’octobre 1988, l’ambition de Merbah ne peut être satisfaite qu’en acceptant, dans le premier temps, de jouer un rôle secondaire. Le temps où il tirait les ficelles, notamment en 1979 lors de la désignation du successeur de Boumediene, est fini. S’il veut gouverner désormais, il faudra qu’il soit propulsé par d’autres personnes. Or, ceux qui l’ont imposé comme premier ministre ne l’ont fait que pour sauver leurs avantages. « En fait, le pouvoir d’État, l’armée en particulier, n’a jamais été favorable à des réformes économiques profondes qui remettraient en cause le consensus sociopolitique sur lequel s’est bâti le système économique en Algérie », pointe Ahmed Dahmani le manque de volonté animant les hommes au sommet de l’État.

À vrai dire, la mission de Kasdi Merbah consiste à calmer l’ardeur des réformateurs en donnant un second souffle à la machine déjà rouillée. Car, dans les faits, affirme encore Ahmed Dahmani, « la référence aux réformes économiques n’est que langue de bois. Le chef du gouvernement n’y adhère pas plus que son prédécesseur A. Brahimi.  Le passage à l’autonomie de nombreuses entreprises est purement formel. » Du coup, la mission du gouvernement Merbah se limite à relancer quelques activités, notamment celles qui génèrent de l’emploi, afin d’atténuer la grogne sociale.

Par ailleurs, cela n’est possible que grâce à l’augmentation des prix du pétrole. En effet, depuis l’indépendance, aucun gouvernement ne peut proposer un quelconque projet sans lorgner du côté des cours du pétrole. Tout compte fait, après les différentes ponctions sur la recette pétrolière, le reste est investi de façon généralement inéquitable. En 2012 encore, la pratique reste la même. Et les méthodes sont perfectionnées, pourrait-on dire. Ainsi, pour un projet devant couter x milliards de dollars, à l’arrivée, le coup final est multiplié par deux, comme c’est le cas pour le projet de l’autoroute Est-Ouest.

Pour revenir au gouvernement Merbah, le consensus n’a pas duré longtemps. « Durant l’été 1989, la contestation sociale atteint son paroxysme. K. Merbah est ouvertement critiqué dans la presse officielle et même à la télévision… L’opinion est méthodiquement préparée à son éviction », note l’économiste. Le départ des militaires du comité central du FLN en mars 1989 pourrait-il expliquer la fin du consensus autour de K. Merbah ? En partie, oui. Néanmoins, faisant semblant de respecter les règles démocratiques, le commandement militaire ne s’immisce plus officiellement dans les affaires politiques, mais il garde quand même un œil sur tout ce qui se passe.

De la même façon, le clan de Chadli, dans le différend l’opposant à Merbah, n’est pas mu par le sort des Algériens. D’une façon générale, bien que Merbah ne soit pas un fervent des réformes, son implication dans la gestion des affaires commence à gêner les hommes forts du clan Chadli. « Depuis sa nomination au poste de premier ministre, K. Merbah, dans un style emprunté à Boumediene, multiplient les sorties sur le terrain, les rencontres avec les responsables ou avec de simples travailleurs sur les chantiers ou dans les unités de production », note Ahmed Dahmani.

Cependant, dans l’entourage du président, la méfiance à l’égard de Merbah est de plus en plus latente. Plaçant leurs intérêts au dessus de l’Algérie, les proches de Chadli se démènent en vue d’obtenir son départ. En fait, dans un pays où le pouvoir est détenu en dehors du peuple, le pouvoir revient au plus fort. Commentant son éviction, dans une interview du 19 juillet 1990, Merbah déclare : « Ou bien j’ai été utilisé dés le départ pour passer une situation difficile et au bout de cette période mettre quelqu’un d’autre, ou bien, comme d’autres analystes l’affirment, j’étais quelqu’un qui a une certaine personnalité, un certain poids et qui risquait de prendre davantage de poids et de poser problème. »

En somme, en dépit de la soi-disant ouverture, le régime algérien ne veut rien changer sur le fond. Tenant systématiquement le peuple algérien à l’écart, les hommes du sérail se livrent constamment à des luttes implacables en vue de détenir une position privilégiée au sommet de la hiérarchie. Hormis la période Hamrouche 1989-1991, caractérisée par un train de réformes, les autres gouvernements ne tiennent nullement compte du peuple algérien. D’ailleurs, la réaction des vrais décideurs  aux réformes de Hamrouche ne se fait pas trop attendre. Dès que l’occasion s’est présentée en juin 1991, le gouvernement réformateur est renversé. Pire encore, prétextant un danger islamiste, le haut commandement militaire referme définitivement la parenthèse démocratique en Algérie.

En fait, bien que le projet du FIS ne puisse pas apporter le moindre épanouissement au peuple algérien, le commandement militaire n’a pas seulement cherché à anéantir l’influence des islamistes, mais a saisi l’occasion pour revenir sur les réformes précédentes.  Pour parvenir à leur fin, ils ont tout fait et continue de faire tout pour décourager le citoyen de s’intéresser à la chose publique. Enfin, bien que le contexte régional soit favorable au changement, le régime algérien ne montre aucun signe d’ouverture. Se contentant d’entretenir une clientèle à coup de milliards de dollars, ils s’assurent des victoires avec des taux de participation dérisoires. En plus, ils claironnent que l’Algérie n’a pas besoin de printemps.  

Boubekeur Ait Benali
8 décembre 2012

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