« Le passé dont tu crois que c’était le bon temps n’est bon que parce que ce n’est pas le tien » (Saint Augustin, Prêtre berbère, 354-430)

De nos jours, le mythe des sociétés du silence a volé complètement en éclats, les sociétés arabes bougent, rentrent  dans un tumulte révolutionnaire et revalorisent leur conscience critique au détriment de l’inertie historique. Toutefois, cette tendance sans  précédent vers la réactualisation des bases sociales semble buter en Algérie sur un obstacle de taille : la prééminence et la prégnance pléthorique de la culture orale et l’affaissement général  de la verbalisation écrite des problèmes socio-culturels par aussi bien les élites que les masses. En fait, ce problème n’est pas né d’hier, il jette ses racines dans l’histoire du Maghreb  central où l’absence d’écriture aurait laissé des lacunes linguistiques et structurelle dans les entrailles de la société.

1- Société orale: une fatalité historique

Parler de la société maghrébine en général et de la société algérienne en particulier,  c’est en fait mettre le doigt dans l’engrenage du fameux «syndrome de l’éphémère»(1) pour reprendre le mot du philosophe iranien Daryush Shaygan, c’est-à-dire, l’absence de culture savante, lettrée et véhiculaire d’une civilisation florissante. En effet, l’apparition des écrits du berbère Apulée (123-170) avec son roman iconoclaste  «l’âne d’or» n’est qu’une notable exception dans ce train civilisationnel mené sans le secours du support de l’écriture. C’est  pourquoi, les puissants envahisseurs de l’époque ont trouvé la voie libre pour s’y enraciner. L’historien Pierre Montagnon écrit à ce sujet ce qui suit « il est à reconnaître que ce pays berbère  qui avait donné un Saint Augustin, un Tertullien, un Saint Cyprien, est , après la conquête arabe pauvre en grands noms. Peu de personnalités émergent et ce, dans tous les domaines. Une seule exception notable au XIX siècle: l’émir Abdelkader, véritable Vercingétorix algérien, mais comme lui incapable de faire l’unité de son peuple devant l’envahisseur»(2). En réalité, la déficience de la culture de l’écrit trouve sa parfaite explication dans la floraison de rites ancestraux transmetteurs du patrimoine immatériel de génération an génération  par le biais de légendes, contes,  mythes, et sagesses. Ainsi ce legs civilisationnel se concentre t-il dans les coutumes traditionnelles et la sagesse populaire parmi les masses sans pouvoir s’ériger en culture savante dans les rangs des élites. En ce sens, la société maghrébine ne fut point à l’origine basée sur une culture scripturale proprement dite mais elle s’était bel et bien articulé sur son versant atemporel de l’oral  dans la mesure où les élites s’étaient de but en blanc lancées dans un processus d’importation du patrimoine culturel étranger  pour supplanter le gisement culturel local. Il est certain que s’il l’on se plonge dans les fastes de l’histoire, l’on pourrait facilement constater que Massinissa (238- 148 A.V J.C), le roi berbère qui avait essayé de rassembler Gétules, Maures et Numides sous sa férule en un seul État unitaire, eut  par contre adopté l’idiome punique comme  langue véhiculaire, communicationnelle et officielle de la Numidie et Juba II (52 Av. C- 23 Ap. J.C), un grand roi lettré, eut quant à lui, renoncé à la culture berbère ancestrale et procédé à la romanisation de la Mauritanie ancienne sans imprégner les structures sociales du sceau de culture berbère véritable. En fait, ce rapport ambigu du Maghreb central avec la langue a déjà crée depuis longtemps une certaine schizophrénie identitaire dans les rangs des élites. Raison pour laquelle, la culture orale s’est frayé son chemin et éparpillé la richesse linguistique en de multiples dialectes. En ce sens, elle a trouvé de beaux jours devant elle  en perçant la conscience des masses et en s’installant dans l’essence des élites. Point de dirigeants écrivains à l’image de l’empereur romain  Marc Aurèle (121-180)  dans la Berbérie ancienne et même après les invasions arabes. La plupart des élites s’étaient rendues au fatalisme de l’oralité, la culture savante a perdu ses lettres de noblesse dans l’action circonstanciée. Néanmoins, l’exemple de l’émir Abdelkader (1808-1883) était à la fois fascinant et extraordinaire, homme d’arme et de plume, il eut incarné à jamais un mythe national compatible avec la stature d’un homme d’État éclairé. Il est sans doute un fond de vérité dans ce constat que l’on devrait impérativement prendre dans le sens de son contexte. Par ailleurs, il est loisible de dire qu’une restructuration sociale, linguistique et culturelle ne pourrait aucunement se faire à moins qu’il y ait insertion de cette dimension primordiale de l’écriture dans la conscience nationale.

2- La société orale et l’invasion socio-technique  

Il est universellement reconnu qu’une société qui vit en dehors de l’écrit est d’une manière ou d’une autre sujette à l’entropie historique et condamnée à une évolution à rebours  car elle ne saurait en aucune façon modeler son destin à son gré. En réalité, la culture orale est fort enrichissante, un apport indispensable pour le patrimoine national  et une véritable courroie véhiculaire des préoccupations citoyennes. En revanche, elle serait une force inhibitrice, et déstabilisatrice tout autant qu’un vice rédhibitoire et destructeur du tissu social si elle ne s’accompagnait guère du support de l’écrit «l’évolution des sociétés est déterminée par la culture avant tout, bien avant les modes de production ou les régimes politiques; ne voit-on pas à quels points les récents pouvoirs de communication restructurent tant l’action politique que le monde de l’économie, de la science et de la culture elle-même?»(3).  A dire vrai, l’interdépendance des composantes sociales est une donnée inaltérable dans le cheminement du progrès social à l’échelle individuelle, collective, et inter-sociétale. Actuellement en Algérie, la société aspire de tout son être au changement mais n’en laisse rien paraître  car il me semble que les voies de communication sont complètement bloquées  et la rue ne trouve que l’émeute et la violence comme exutoire à son malaise. Dans cet ordre d’idées, l’on serait amené à ressentir une certaine prolifération inquiétante de remue-ménage de palabres sans intérêt, de discussions byzantines et d’une absence terrible et troublante de l’écrit comme réaction active aux malheurs du pays. Ainsi, la société est privée de sa voix  propre et l’élite atteinte d’aphasie, il est à noter que la société orale fait écran aux évolutions mentales dans la mesure où elle ne sied plus aux ères actuelles de la mondialisation-laminoir. En vérité,  l’éthique de culture fait corps et chorus avec l’idée de liberté où la société rentre en elle-même, voit son intérieur et se projette sur son avenir. En ce sens, la presse indépendante, les médias alternatifs et la culture savante sont un contrepoids idéal au système social déprimant et au régime politique oppressif puisqu’ils permettent l’apparition d’une tribune libre facilitant l’expression de doléances citoyennes en contrecarrant au même temps la menace d’usure de la culture orale avec ses reflets d’enrichissement sans consistance. Il est hors de propos à cet égard de nier l’érosion culturelle qu’a provoquée l’oralité car induisant la rechute dans la dégénérescence sociale. Cela dit, nos élites actuelles sont, pour le moins que l’on puisse dire, défaitistes, fatalistes et désespérées car elles pensent que l’évolution sociale se réaliserait par des paroles vides, des discours creux, des débats stériles, et des redites sans lien direct avec le vécu quotidien de la société. En toile de fond, se ressent cette terrible «pédagogie de la salive» qui fait que tout le monde parle sans rien faire, et que l’action s’éparpille et les esprits n’arrivent point à fomenter ce genre de débats contradictoires où les uns écoutent les autres sans se haïr ni se ridiculiser afin de pouvoir en fin de compte déboucher sur une alternative sociale. Mais pourquoi en Algérie persiste ce désordre terrifiant des choses? Pourquoi l’on est incapable de s’écouter et s’entendre pour construire notre pays? Y-a-t-il vraiment  réponse à cela dans cette unique domination de la culture orale dans les sphères sociales et parmi l’intelligentsia? Mais pourquoi nos dirigeants politiques n’écrivent pas et ne s’expriment pas sur leur gestion et se cachent toujours sous le mutisme et le retrait médiatique? A franchement parler, un pays qui se veut progressiste devrait contenir en son sein cette forme novatrice de verve intellectuelle de son  avant-garde sociale, l’on ne devrait pas se cloîtrer dans ce genre de « culture des grand-mères» comme dirait l’écrivain algérien Amin Zaoui, cette archaïsante culture de parlotte devrait tôt ou tard disparaître  au profit d’une dynamique nationale de création scientifique, littéraire et culturelle, à ce titre, l’éducation nationale serait un levier primordial, un facteur canalisateur et un solvant idoine pour la fomentation du progrès «la culture est une pédagogie des personnes inséparable d’une pédagogie de la communauté. L’éducation ne commence pas avec l’initiative des écoles ; toute la culture est éducative»(4). En fait, la culture, c’est l’éveil, la conscience, les lumières et l’on s’accorderait aisément à dire qu’une vie sans éveil ne vaut aucunement la peine d’être vécue car elle enferme l’être humain dans un cercle vicieux hallucinant et dans un état d’infantilisme social primaire exacerbé où il ne pourrait s’en sortir que grâce à l’action de l’éducation et de la culture. Aujourd’hui, avec l’accélération de la cadence technologique et l’émergence de la culture socio-technique, la culture savante et  d’écriture trouve son plein essor mais semble cependant creuser sa propre tombe car les flots d’informations venues de toutes parts menacent l’enracinement d’une culture réactive au moyen de l’écriture. Certes, Facebook, Twitter, Google et Yotube constituent des créneaux de rencontres littéraires, de forums de discussions, et de lieux de communication par excellence mais également des espaces capables de générer la paresse et de renforcer le statut de spectateur au lieu de favoriser celui d’acteur social. C’est pourquoi, les autorités et la société civile devraient insuffler une nouvelle brise rénovatrice du changement  de nature à ressouder les liens brisés de la jeunesse par l’entremise des centres culturels, des ateliers d’écriture, les bibliothèques municipales, et les médiathèques, car cette frange juvénile durement touchée par les affres du chômage endémique semble être désintéressée et coupée de la biosphère de la culture et de la création.

3- La société orale face au défi de la société savante

Il est bien établi que l’écriture est un succédané à l’ignorance et un mur dressé contre la gabegie culturelle. De par le monde, les sociétés hypertechniques souffrent, elles aussi, de cet envahissement intempestif de l’internet, de la vidéothèque , et de l’audiovisuel. En fait, les pistes se brouillent et le savoir jadis regardé comme un fort impénétrable et un sacerdoce intouchable par le pouvoir destructeur  de la technologie croule lui aussi sous les coups de haches d’une technicité fortement spécialisée, à ce propos le sociologue français Edgar Morin écrit « nos gains inouïs de connaissance se paient d’ignorance […] Le nouvel obscurantisme, différent de celui qui stagne dans les recoins ignares de la société descend désormais des sommets de la culture. Il s’accroît  au cœur même du savoir  tout en demeurant invisible à la plupart des producteurs de ce savoir qui croient toujours faire uniquement œuvre de lumières»(5).  Au fond, le désir de s’émanciper via la nouvelle technologie nous rend, en quelque sorte,  des prisonniers préférés de la culture orale  où l’on se perd facilement dans une sorte de mise en spectacle imaginaire du réel sous ses plus pernicieuses «fausses apparences». S’il l’on parle ici de culture orale, il conviendrait  d’entendre par là ce concept dans la plénitude de toutes ses acceptions, c’est-à-dire, une somme de paroles rudimentaires incapables de transmettre un savoir créateur et régénérateur  d’une culture du sens. En gros, si l’on précipite ce constat sur la réalité algérienne d’aujourd’hui, l’on en viendrait à affirmer que le tableau est très sombre sur ce point puisqu’à  la vue des séquelles de l’entropie sociale laissée par cette culture orale s’ajouteraient les effets économiques du néolibéralisme sauvage qui fait que les citoyens se carapacent dans une vie strictement végétative, les masses ne pourraient pas accéder  à l’internet  en raison  de la cherté de la connexion 80 dinars, et également pour des raisons intimement liées à l’enclavement de certaines régions et la difficulté qu’elles trouvent pour se mettre en réseaux, il est même des zones et c’est vraiment malheureux où la presse nationale n’est plus lue et les informations de l’actualité du pays  n’arrivent pas à y pénétrer, où les bibliothèques municipales font cruellement défaut et comble d’ironie, même dans nos universités, la technologie est la grande absente. Cela dit, il est devenu banal de parler de changement du régime politique et du système social sans un travail de profondeur dans les profondeurs de la société algérienne et à mon avis ce rôle incomberait inéluctablement à la société civile et et à l’élite et leurs  relais sociaux. Celles-ci sont les seules forces motrices capables de recréer l’essence  génératrice de la culture savante , de « pensée pensante» pour rependre Bourdieu, et de culture formatrice. En effet, un régime politique aussi totalitaire soit-il, ne saurait résister au pouvoir bénéfique et constructeur de la culture à moins que les élites  soient entrées dans sa logique rentière parce que la culture favorise la critique, le discernement, tout autant que le sens citoyen «incapable de transformer la réalité, l’idéologie agit sur les mots qui nomment cette réalité[…] car la langue est le premier  lien entre les hommes comme le sang de la vie sociale. L’empoisonner, c’est empoisonner celle-ci. Pervertir le langage, c’est donc la condition première de la destruction de la société  civile réelle»(6).  En fait, bien que la société orale  ait longtemps résisté à l’usure du temps, elle n’en demeure moins qu’elle est aujourd’hui un vrai frein à l’épanouissement de la culture nationale véritable. En ces temps de troubles régionaux et d’instabilité locale où l’on voit  notre pays chaque jour s’enfoncer  davantage dans la tourmente du statu quo  et dans une folklorisation  outrancière et sans vergogne de la culture nationale, la sonnette d’alarme devrait être allumée afin d’éveiller les consciences, revaloriser les compétences, et  redémarrer la locomotive de l’Algérie sur de nouvelles bases. A ce niveau, l’on est obligé de conclure en disant que la  réanimation intensive, la réactivation critique et l’analyse densifiée par le biais d’une redynamisation synthétique et globale de la roue rouillée de la culture savante est l’unique voie du salut de notre patrimoine culturel immatériel et la consolidation de la culture savante de nos élites. Deux variables intrinsèquement liées dans la formation d’une nation cohérente  avec elle -même et et qui aspire au progrès.  .                  

Kamal Guerroua
23 septembre 2011

Notes de renvoi :

1- Aicha Kassoul, Mohamed Lakhdar Maougal,  Said-Naceur Boudiaf : Élites algériennes : histoire et conscience de caste des guerres puniques aux guérillas islamiques, Editions Apic, 2003.
2- Pierre Montagnon, la guerre d’Algérie: genèse et engrenage d’une tragédie 1954-1962, Editions Pygmalion , 1984, p 28
3- Thomas Koninck, la nouvelle ignorance et le problème de la culture, P.U.F, 2000, p 30
4- Edmond Dumond, entretien dans virtualités, 2-6 Août , Septembre, 1995, p 20 b
5- Edgar Morin, la connaissance de la connaissance, le Seuil, Paris, 1986, p13
6- Joseph Tishner, éthique de solidarité, Préface de Rémi Brague, Paris criterion , 1983,05

Comments are closed.

Exit mobile version