« L’écriture a ceci de mystérieux qu’elle parle » (Paul Claudel, écrivain français, 1868-1955)

C’est confirmé, il ne saurait renoncer au pouvoir charmeur de l’écriture, il est telle une hydre ensorceleuse à laquelle rien ne puisse échapper. Au fait, l’écriture l’engloutit au fur et à mesure que ses soucis vont crescendo : elle recèle en son sein un pouvoir magique qui ne souffre aucun manquement ni n’accepte aucune dérobade.

L’écriture est un fleuve de soulagement qui s’abat sur son cerveau, l’étreint, le cajole de ses mille caresses, titille sa sensibilité et finit par forcer son admiration. Néanmoins ; les rares trébuchements de son esprit la font reculer sur ses pas et elle devient à force de tâtonnements une masse inerte et sans poids.

Mais pourrait-il croire au pouvoir de ses mots et oublier la force de ses actes ? À bien analyser les faits, il ne semble pas que le commun des mortels ait la moindre juste idée sur l’origine du besoin d’écrire. D’aucuns s’interrogent sans cesse si l’acte d’écrire n’était qu’une imagination préfabriquée projetée sur un papier blanc immaculé, d’autres vont à la recherche de l’utilité d’une démarche de réaction passive aux dérives de la vie. L’écriture à leurs yeux ne pourrait changer le cours des choses ni encore moins améliorer le sort d’une humanité malade dont la santé morale périclite de jour en jour. À mon sens, l’écriture ne serait jamais un péché si elle s’accompagnait d’un acte véridique d’engagement, à ce compte-là, le dévouement à une cause humaine, la défense des intérêts des plus démunis donneraient sans aucun doute un aspect plus reluisant à des mots solitaires et séparés les uns des autres par le besoin stressant de sens ; l’engagement rend les mots plus fraternels et plus humains : des mots qui jettent des ponts de solidarité solide avec les âmes humaines en fraternisant leurs liens et en humanisant leur condition. Dans cette logique, l’écriture n’incarnerait plus le mythe d’un idéalisme sans lien direct avec le vécu social ni n’exprimerait seulement l’éjection spontanée d’un mal-être interne ancré en lui, en sa conscience qui a pris la peine de noircir ses tourments sur une feuille volante, au contraire, l’acte d’écrire signifierait à bien des égards, un refus d’abdiquer aux contraintes du temps et un rejet catégorique du destin imposé à l’humain au moyen du vomissement répétitif de ses souffrances au travers de la fluidité d’une plume qui se meut parfois sans inspiration à l’instigation de la douleur, l’inquiétude, le doute, le malheur et les déceptions « On est inquiet, on doute, tout le monde n’est pas inquiet, tout le monde ne doute pas c’est pourquoi tout le monde n’est pas écrivain » dixit Marguerite Duras. Un être qui écrit équivaudrait inévitablement à une âme qui doute et qui réfléchit sur l’incertitude de son lendemain, sur le futur des générations montantes, sur l’amitié, l’amour, la fidélité, les chagrins, le tiraillement des sentiments, la fragilité de l’être, « ces choses sans lesquelles l’on n’a pas les clefs de l’humain » comme dirait Germaine Tillon. Alors, un soi-disant écrivain pourrait-il écrire sur commande ? Saurait-il se lancer dans une démarche purement lucrative afin d’exprimer son besoin d’écrire ? L’écriture, est-elle une réelle extériorisation des douleurs ou une entreprise foncièrement pragmatique ? Ma réponse à ces moult interrogations serait inéluctablement un niet total car les mots ne se vendent pas au prix des liasses de billets empaquetés dans des trésoreries mais s’achètent gratuitement par l’effort que le lecteur mettait à les lire.

Ses mots sont rebelles, ils n’acceptent nullement d’être esclaves de ses pensées car, par le passé pas nécessairement lointain ; ils ont acquis leur propre autonomie scripturale et, de loin recouvré leur marge de manœuvre que les paroles ringardes ont usurpées. De tels attributs antalgiques de dernière minute les ont admirablement dotés d’une vraie liberté d’agir et d’une capacité incommensurable d’influer sur ses doigts. Ces pauvres doigts si affablement obéissants au diktat de leur pouvoir n’arrivent plus à digérer leur mesquine soumission. C’est pourquoi, ils décident sur une tacite injonction de son cerveau d’en découdre avec mes mots. De prime abord, ils s’en prennent hâtivement au trop plein d’adjectifs qui noie ses textes dans un onirisme chaotique. Puis, au tournant d’une critique acerbe ; ils lancent une fléchette envenimée à la forme alambiquée de ses phrases, il en ressort à première vue que ses idées sont vagues, ses mots obtus, et son style étouffant.

Buffon disait à son époque, »l’homme, c’est le style » et voilà que son style est vraiment étouffant ; alors est-il un homme étouffant à l’image de son style ou bien un homme extraordinairement créatif qui jure avec ses mots ? Jusqu’à quel point, ses mots reflètent-ils sa personne ? Puissent ses mots être un mensonge et lui une vérité ? Est-il une vérité d’un mensonge ou un mensonge d’une vérité ? À vrai dire, ses mots ne veulent plus se déjuger, ils rabâchent à qui veut bien les entendre la lancinante complainte de ses tripes : l’amer fiel de leurs aveux : l’homme n’est le style que de ses mots et les mots ne sont le style que de l’homme qui les a mis noir sur blanc. En somme, ils veulent clairement signifier qu’ils doivent une fière chandelle à celui qui les a rendus immortels, mais quelle fascinante découverte ! Les mots ne meurent plus, ils respirent au-delà de nos tombes, se sèment au gré du vent des années qui coulent si vite, voyagent dans les cieux, traversent des continents immenses, transpercent les cerveaux, hantent les âmes ; les mots sont immortels alors que leurs auteurs sont malheureusement tributaires de la grande faucheuse, ils s’y inclinent sans piper mot. Cependant, cette sentence expéditive l’a exaspérément fait sortir de ses gonds puisque, à y regarder de plus près, elle a raté sa cible sans pouvoir même la frôler « les gens qui créent, meurent-ils ? Les artistes, les écrivains, les gens de l’art se résignent-ils aux flots de la mort ? À lire les détails de la sentence, il a la forte impression que ses mots ne semblent pas vouloir se rendre, même à l’évidence. Leur stratégie est fort simple : ils se cachent par-ci, se battent par-là, tirent leurs balles à bout portant, les encaissent sans s’en plaindre outre mesure, trépignent de joie et crèvent de tristesse. Bref, ses mots sont ambivalents, cruels et sans scrupules. En revanche, ils sont immensément si courageux qu’ils ne se battent que très rarement en retraite, avancent intrépides au milieu de la logorrhée fumigène de ses idées, ces dernières, la marche à pas feutrés ne se laissent plus malmener par le charme des phrases et l’essence des verbes. Tout au plus s’étaient-elles vu reléguer au triste rôle d’anonymes spectatrices. Ses idées, peu fonceuses mais le vent en poupe, s’accéléraient sur la chaussée glissante de ses mots en essayant de les pétrir dans le moulin à pensées de l’écriture : ce grand tunnel, noir, très noir qui fascine aussi bien les cœurs que les esprits s’élargissait et se rétrécissait suivant le mouvement imprévisible de ses mots : une trajectoire tantôt horizontale, tantôt perpendiculaire, parfois diagonale mais rarement axiale. En fait, ses mots n’appréciaient pas ces lignes droites et froides du réel car elles les asphyxiaient, se les appropriaient et ses mots, à la limite de la mort, se voyaient perdre leur âme et se ternir leur substance, preuve en est qu’ils tournaient souvent en rond, capitulaient sous la botte du non-sens, oubliaient leur ancienne rébellion, se soumettaient sous le joug de l’écriture et refusaient de franchir le Rubicond du mensonge en rechignant à mettre à plat leur réelle substance. Mais seraient-ils devenus menteurs ? Avaient-ils été trompés ou tout naturellement mis en rupture de ban par ses paroles ? Difficile de répondre car ses mots avaient troqué leur âme résistante contre le dynamisme négatif de ses paroles. Toutefois, ils couvaient jalousement sur quelques uns de leurs acquis en rejetant et « la pédagogie de la haine » pour reprendre le mot de Borges et « la pédagogie de la salive » selon l’expression psychologique en cours. À dire vrai, maintenant, ses mots sont à bout de souffle, bien qu’ils aient été jadis si patients, ils n’étaient jamais arrivés à supporter les lacunes criardes de son style, tandis que celui-ci tergiversait, tournait autour du pot, s’esquivait, ses mots cherchaient incessamment la transparence, fuyaient l’hypocrisie, déviaient le mensonge, dribblaient la duplicité et jonglaient avec le réel.

Ironie du sort, c’est au tour de ses doigts de restreindre la liberté arrachée de haute lutte par ses mots. Ces pauvres doigts, ces agents serviles obéissant au doigt et à l’œil à son cerveau, ces gendarmes de sens qui ont subitement fait irruption par effraction dans la forteresse des intimités de ses mots, ces derniers, en simples vigiles de sa conscience, aussi solitaires que vagabonds s’échinent, non sans reniement, à se sédentariser dans les illusions diaphanes de l’écriture… Mais serait-il, au final facile d’accepter, à la longue, cette violence inouïe faite par l’ignorance de ses doigts à l’intelligence de ses mots ? Question en suspens qui reste peut-être, à jamais, sans réponse. Certes, il s’avère au départ si illusoire de prétendre circonscrire le feu des angoisses qu’a provoqué l’imbroglio sémantique de ses mots, pourtant très fragilisés. Mais la réalité des circonstances qu’ils vivent en veut autrement. Elle nous montre une version inattendue des faits, selon son dernier témoignage, ses mots subissent en vérité, une crise de lâcheté sans précédent, en un mot, ils ont vendu leur courage au marché de la couardise, bradé leur patience à la bourse de précipitation, nié leur identité, oh là oh là, c’est une vraie catastrophe du sens : es mots sont sans identité, dépourvus de nom, perdus dans le noir des confusions, je veux dire tout simplement qu’ils n’ont plus de parents, plus de famille, plus de progéniture, rien, rien : un vase clos sans fond. Ses doigts, quant à eux, sont très chétifs, en plus d’avoir été essorés comme une lessive par la noria noire de ses idées, ils sont pris par le goulot de la vie « cette éternelle agonie » comme dirait le philosophe espagnol Miguel de Unamuno. Apparemment, ils souffrent énormément de cette incapacité maladive à reconnaître les bienfaits de ses mots, pire ils ne peuvent plus se permettre d’être magnanimes à leur égard, une si bien drôle situation où la constipation du sens bat son plein au jardin de l’écriture. Hélas, dans ce lieu exsangue des fioritures du bavardage, ses mots prennent de la hauteur, se durcissent de plus en plus et ses paroles, par tactique, semble-t-il s’inclinent devant eux en feignant de s’assouplir davantage, par voie de conséquence, un mouvement permanent de paroles et de mots prend inopinément son envol, des paroles qui partent et des mots qui arrivent, des paroles qui débarquent et des mots qui s’embarquent, une colonisation spontanée de mots et une décolonisation obligée de paroles et vice versa, un monde irréversiblement anachronique où l’oralité le dispute fermement à l’écrit, où les mots qui savent par cœur livrent sans merci bataille à ses doigts « ces automates » qui apprennent par cœur… Mais que s’est-il réellement passé ? Il est fort possible que depuis très longtemps, dans ce terrible magma de mots, à l’intérieur de cette soupe primitive de ses saveurs, dans ce charivari de paroles, un équilibre salutaire de nuances a subrepticement annoncé sa couleur, effaçant d’une seule et unique traite les ambiguïtés et les confusions du style, mettant toute la gomme à évincer ses redondances, s’évertuant assidûment à distiller sa clarté et laissant libre cours au cyclone impitoyable de mots dont les traumatismes sémantiques avaient déjà battu irrévérencieusement en brèche la validité de l’argumentaire de ses paroles. Ainsi, leur réputation, c’est-dire, celle de ses paroles, est-elle sérieusement entamée voire salie, en plus elles sentent le renfermé en respirant à pleins poumons les détritus nauséabonds du fameux « syndrome de l’éphémère » selon l’excellente expression du philosophe iranien Daryush Shayegan, dont toute une société orale en pleine décrépitude avait pâti des siècles et des siècles durant. Atrophiées par les attaques saccadées de l’écriture «cette mémoire de l’humanité», ses paroles essayaient vainement de se redynamiser et de se ressourcer en absorbant voracement un univers de signes en réduction dont les frémissements du sens avait cessé d’y avoir droit de cité. Or, il semble à priori que seul le style, circonspect comme d’habitude, toujours prudent veille constamment à fermer les brèches et les mauvaises constructions de phrases comme des trappes ; à ce propos, le jugement critique de P. Henri Simon coule vraiment de source « Pas de force littéraire qui ne soit que style et pas de bonne littérature qui ne soit style ». Du coup, comme les mots sont orphelins et apatrides, leur alliance avec le style semble inappropriée car ils n’imaginent jamais la possibilité qu’ils leur soient apparentés. C’est pourquoi ils ne sont jamais totalement les rejetons légitimes du style ni d’ailleurs celui-ci soit leur véritable géniteur « stylistique », il en résulte une équation d’ambiguïtés à variables semi-connus « mots sans identité, paroles autoritaires, style obsédant » à laquelle s’ajoute une myriade de sens émiettés qui révèlent ostensiblement leurs paradoxes comme autant de possibilités de compréhension.

Et pour cause, ses mots pathétiques n’avaient guère le courage de porter leur sens en bandoulière. De plus, leur foi inébranlable d’antan en les vertus du style s’effrite lamentablement, au grand bonheur de Ses paroles qui grignotent très tranquillement leur rêve en plein air. Sans aucun contrôle ni censure car elles n’apprécient guère les contraintes de la grammaire ni les effets pompeux du style. En revanche, elles aiment nager au large de l’océan du sens, à l’abri de la machine broyeuse de la censure, cette dangereuse vipère, cette ultime « castration du sens » pour relayer un mot cher au défunt Tahar Djaout qui porte la poisse au destin des mots. Mais, les mots ont-ils réellement un destin ou se contentent-ils seulement des consolations aussi légères que fugaces du hasard ? En d’autres termes, les mots ont-ils un corps, une âme, un esprit comme les humains ? Voyagent-ils souvent ou restent-ils toute leur existence casaniers, largement tributaires de leur sédentarité ? Pourrait-on changer le monde avec les mots ? C’est-à-dire construire des ponts, mener des guerres, refaire et défaire l’écheveau emmêlé du destin, manipuler la chance, dépoussiérer les certitudes, remettre en cause les évidences, fonder une destinée choisie, détruire un destin imposé… Et ses paroles qui côtoient l’air caressant de la liberté sauraient-elles être plus bénéfiques à sa vie que les mots qui ont su trouver refuge dans la prison de ses tristes papiers ? Ceux-ci ont-ils, tout simplement une charge symbolique dénuée de toute importance ou recèlent-ils vraiment des trésors de sens de nature à déstabiliser radicalement le réel ? Il paraît clairement que ses anciennes feuilles qui incarnaient à merveille le rôle de porte-voix de ses pensées se soient ces derniers temps dégringolées en sous-fifres, de loin, peu recommandables. Un grave mot est lâché ! Ses mots importent peu, et ce sont ses paroles qui prennent leur relève afin de façonner son style et… l’apprivoiser puisque celui-ci se révèle une bête sauvage d’une rare cruauté, souvent prompt à l’offensive. Le style est une manière de concevoir le vrai, de prévoir le vraisemblable et de voir le cadre de ses mots ; il les formate, les manipule, les « tripote », les trie en vérifiant leur pertinence et en contrôlant leurs dérives. Le style c’est l’homme, le style c’est la vie, le style est ce qu’il y a de plus important, de plus vif voire de plus dynamique en l’être. Rigide, il n’en demeure pas moins qu’il redonne vie aux mots sevrés de consistance. Souple, il absorbe les paroles jadis égarées dans le tumulte de la légèreté et de l’inconsistance. Diplomate, il trahit tout sauf le cœur de ses pensées. Le style, son style est l’éducateur de ses mots, le percepteur de ses paroles, le père de ses idées. En résumé, son style est le seul capable de dissiper le tas d’interrogations qui le laissent parfois coincé au fond d’une impasse existentielle, au souffle très combatif car bien que rien n’ait naturellement et concrètement été décidé aux plus hautes sphères de son style, ses paroles se sont toujours arrogé le droit d’opposer leur veto aux velléités de domination de ses mots, le temps oblige. À dire vrai, il n’y a que le style qui paie le sens, les mots qui vendent les idées et les paroles qui débordent de signification. Et l’homme… C’est une autre question.

Kamal Guerroua
Universidad de Argel para la señora A. Guezati
18 mai 2011

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