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« Le tigre ressent-il sa tigritude ? » (Wole Soyinka écrivain nigérian, prix Nobel de littérature)

Toute nation quelle que soit sa nature et son envergure a besoin de mythes constructeurs pour fortifier ses assises, renforcer ses points d’ancrage dans la société et survivre en temps de crises. Alors c’est quoi au juste un mythe? La réponse est fort simple, le mythe est un point de ralliement national, un idéal commun auquel toute société moderne s’identifie et un creuset dans lequel se fondent toutes les sensibilités nationales. Une nation sans mythes est pareille à une coquille vide, sans âme ni souffle de vie. L’Algérie terre de passages et passerelle de civilisations diverses s’est longtemps privée d’un mythe rassembleur et d’un référent civilisationnel consensuel, ce qui a laissé dire à nombre d’analystes qu’elle est une nation qui est en train de se défaire avant de se faire, autant dire une nation embryonnaire, stationnaire et déliquescente. C’est pourquoi il est nécessaire de réinventer et revitaliser le mythe de « l’Algérianitude » comme socle de réaffirmation patriotique et de confirmation nationaliste, loin des surenchères chauvinistes étriquées.

L’Algérianitude : une alternative politico-sociale

L’encyclopédie des luttes politique et sociale à l’échelle mondiale regorge de vocables sensationnels qui revalorisent le prestige des mythes dans la refondation symbolique des nations. En temps d’incertitude, de crises ou de guerres, tous les pays du monde recourent au culte des mythes pour se mettre au diapason de l’Histoire, à titre d’exemple ; le mythe pharaonique a été mis en avant à plusieurs reprises par les égyptiens pour sublimer l’héritage anté-islamique de leur civilisation. Aux États unis, l’Oncle Sam est considéré comme l’emblème de la puissance et de la grandeur américaine. En France, Marianne et Jeanne d’Arc sont les symboles de la fraternité, de la pureté ancestrale et de la lutte pour l’égalité des deux sexes. Les pays de l’Extrême-Orient, à leur tour s’identifient le plus souvent aux Dragons légendaires de l’Asie, métaphore de la dignité et de la bravoure humaine. Le mythe s’avère être une nécessité impérieuse pour la construction de la nation, c’est comme l’armée et l’économie pour la sauvegarde de sa souveraineté, c’est aussi à l’image du boire et du manger pour le corps humain. Le recours au symbolique, au mythique et au légendaire est un gage de sécurité et de permanence nationale « que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? » s’est interrogé le poète Paul Valéry dans La petite lettre sur les mythes. Il n’est pas superflu d’ajouter que la négritude, concept forgé par Aimé Césaire et Sédar Senghor magnifie la race noire, la tigritude de Soyinka met en exergue le mérite de la sagesse africaine, la féminitude de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi exalte le féminisme et les luttes pour l’égalité sociale. Ce bref rappel historique est digne d’intérêt car l’Algérie millénaire et historique est dépourvue de ce mythe symbolique de nature à galber son esprit, façonner son destin, et structurer son cheminement. Contrairement aux modèles précédemment cités, notre pays qui a enduré les affres du colonialisme, n’a malheureusement pas pu régénérer le lustre de son Histoire et sublimer la grandeur de son destin dans les profondeurs de patrimoine humain, maintes facteurs en sont à l’origine à savoir le colonialisme et le totalitarisme.

Les dérives de la colonisation

Il est fort certain que les visions eurocentriste et ethnocentriste colportées par des clichés et poncifs coloniaux aient, bien évidemment véhiculé l’image réductrice et péjorative d’un peuplement algérien sans structure anthropologique solide ni unité ethnique vérifiable. Le colonialisme a fait usage de tous les moyens à sa disposition afin de saborder, défracturer et démythifier la cohésion de l’Algérie millénaire, en plus, il a causé une blessure narcissique, profonde et cruelle dans l’âme du peuple algérien faisant table rase de l’unité de son unité et de la réalité de son destin. Et pourtant la nation algérienne existait depuis belle lurette « L’Algérie dirait Akram Belkaid, était une nation en devenir bien avant 1830, et la colonisation n’a été qu’un accélérateur et non un catalyseur indispensable » (1). Cet état de fait a généré nombre de confusions et de troubles dans les rangs du mouvement national indépendantiste, ce qui a amené les leaders nationalistes à adopter une contre-offensive virulente en formulant un discours consensuel, une certaine « unanimité de façade » selon l’excellente expression de Mohamed Harbi qui couvre les dissidences et fissures existant au sein des structures de leurs formations respectives, à cet effet les nationalistes issus du PPA-MTLD se déclarent algérianistes, les Oulémas se cachent derrière la diptyque arabo-musulmane, les communistes, quant à eux adhérés à une logique d’ensemble et à une lutte anti-impérialiste d’envergure mondiale, soutenaient l’idée d’une nation algérienne en formation. En réalité cette névrose identitaire est due principalement à l’absence d’un mythe national unificateur et est, en quelque sorte, la résultante des divergences d’approche sur la personnalité algérienne. Cela étant constaté, il est certain que le concept de la nation algérienne comme entité abstraite sans mythe fondateur concret a durement souffert des phases d’occidentalisations forcées entreprises par un l’acharnement d’un colonialisme des plus ravageurs que l’humanité ait connu, raison pour laquelle des phases d’intégrisme dévastateurs et outranciers sont nées, par contrecoup au lendemain de l’indépendance du pays (rejet de la francophonie, dénigrement de l’ouverture sur l’occident, et attitude réfractaire envers tout ce qui est français). La dette du sang qu’a revendiqué le FLN en tant que parti unique a remplacé l’élan démocratique auquel a tant aspiré toute une société flagellée par le poids de l’imposture populiste de leurs dirigeants ainsi que la démagogie des apparatchiks de la nomenclature et l’a propulsé, de ce fait au stade de pourvoyeur indéboulonnable de la légitimité révolutionnaire. Le mythe structurant d’une nation convalescente au lendemain d’une guerre atroce se trouve de la sorte dévié de sa véritable trajectoire, celle de la construction d’une société démocratique et progressiste capable de prendre à bras le corps les défis et les enjeux de son temps.

Le totalitarisme avatar de la colonisation

Il n’ y a pas l’ombre d’un doute que le colonialisme a laissé également des séquelles dévastatrices dans le tissu social algérien, ses scories déformatrices ont déstructuré et perverti l’archétype algérien comme modèle révolutionnaire cohérent et compatible avec lui-même, « le complexe du décolonisé » dont parle Fanon dans les damnés de la terre a habillé la société de ses œillères aveuglantes, celle-ci est devenue introvertie et imperméable. En plus elle est atrocement déchirée, ses blessures béantes ne se sont pas encore cicatrisées à temps. La défaillance d’un personnage légendaire, représentatif et transindividuel en mesure de pallier l’absence d’un mythe national a anesthésié la conscience des masses. « L’Algérie dirait William Quandt n’a pas eu de grands dirigeants, on peut même dire que la crise bien que d’origine socio-économique a été aggravée par la médiocrité de sa classe politique. L’esprit de clan et l’intérêt personnel l’ont emporté sur le sens civique» (2). En effet, la fragilisation de l’État est , à n’en plus douter, à ajouter au passif des politiques de pénurie entamées par le régime au beau milieu des années 70 et les politiques anti-pénurie subséquentes en 80, «l’avatarisation» de la société par les politiques économiques austères des plus drastiques a donné lieu, en contrepartie, à la «bazarisation» de l’économie sous l’ère Chadli par les politiques anti-pénurie (PAP). Cet état des lieux, pour le moins catastrophique, nous donne un aperçu synoptique du chaos référentiel qu’avait affronté et ressenti la jeunesse d’Octobre 1988. Le vide monumental laissé par la défaillance d’une structuration efficace de l’élan citoyen a plongé l’Algérie dans tunnel fatal de la guerre civile. La société se cherche un idéal commun et essaie de troquer la dette du sang érigée en sacerdoce par les caciques du Parti-état en échange de la dette du sens qu’exige la nouvelle donne du remodelage géostratégique qu’ont opéré la guerre froide et ses répercussions dans la carte du monde tandis que la classe politique algérienne dans son ensemble vit un clivage interne qui l’éloigne des aspirations des masses. La courroie de transmission entre les deux sphères est brisée et un dialogue de sourds commence à germer. Le nœud gordien du tiraillement de l’élite entre l’Orient mythique et l’Occident magique n’est en rien comparable à la volonté du peuple de rompre sémantiquement, idéologiquement et épistémologiquement avec les résidus de l’héritage colonial, c’est-à-dire une rupture dans le sens, dans l’esprit et dans l’orientation. Le peuple est en phase de son avenir, il veut réincarner son mythe qu’on lui a usurpé, celui de l’Algérie algérienne, de l’Algérie algérianiste, de l’Algérie populaire. Il aspire à une pure démocratie et non plus à un simple jeu d’apparences où il apparaît comme un guignol que l’on fait bouger avec des ficelles. Dans ce sens, il a tant besoin d’hommes intègres, sans compromissions ni bavures, d’intellectuels responsables et conscients, d’une solidarité interactive État-masses que rien ne puisse détruire ; « si le pouvoir vient d’en haut, dirait Sieyès, la confiance vient d’en bas ». La souveraineté populaire puise ses sources dans les fonds ancestraux des luttes nationales.

Le mythe garant de l’unité nationale

Un Etat qui veut se construire et se développer nécessite une mise à jour de son histoire par la réactivation de ses mythes fondateurs et la mise en relief d’une lecture réelle de son destin. L’Algérie ne saurait échapper à cette logique si elle manifestait le désir de se projeter dans un avenir rayonnant à la mesure de ses aspirations. Le mythe n’est point une chimère ni une transfiguration fallacieuse du réel mais une reconnaissance de son passé, une renaissance au son de cloche du progrès et une dynamique fossoyeuse du changement. L’Algérie, un pays pillé, détruit spirituellement par le colonialisme et torturé par l’ignorance crasse de ses gouvernants se doit de revivre pleinement son algérianité, respirer son algérianisme et porter aux nues son algérianitude. Ainsi, elle pourrait jouer le rôle de locomotive régionale dans l’espace maghrébin et pourquoi pas intercontinentale. C’est cela le défi du régime algérien dans un monde ou la longévité n’est promise qu’aux grands ensembles et ou la transition démocratique semble la règle d’or à ne jamais transgresser quitte à disparaître définitivement du trône.

Kamal Guerroua
30 mars 2011

Notes

(1) Akram Belkaid, Un regard calme sur l’Algérie, Éditions la découverte, p 39
(2) William Quandt est un historien américain spécialiste d’Algérie, le texte est disponible sur www.algeriewatch.org.

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