En lutte contre ce qu’il nomme les « multiculturalismes », en vérité l’expression des culturelles non-occidentales, Slavoj Zizek a cru avoir trouvé dans les révolutions à l’œuvre dans le monde arabe une incarnation de ses thèses occidentalocentristes. Évidemment, nul besoin pour lui d’étudier précisément les dynamiques en cours puisque la « doxa » énoncée depuis Londres, Paris ou New York doit s’imposer au reste du monde. Lui qui se plaît à citer Mao, a dû oublier la célèbre maxime du Grand timonier affirmant: « Sans enquête, pas de droit à la parole ».

Alors qu’il fait semblant de critiquer « l’hypocrisie de l’Occident », dont il est un pur produit, Zizek déclare dès la première phrase de son article paru dans Libération (1) qu’il est « frappé » par l’absence du « fondamentalisme musulman » dans les révolutions tunisienne et égyptienne. La vérité c’est que Zizek a construit toute sa réflexion sur un vœu pieux : un monde arabe déculturé sans islam, sans musulmans et sans identité spécifique. Ce monde arabe « lactifié », blanchi et occidentalisé, fantasmé par Slavoj Zizek serait uniquement mu par un désir de se noyer dans un « universalisme décharné », sous lequel se dissimule l’imposition des valeurs occidentales. Ne comprenant rien au monde arabe, mais, acculé à se prononcer sur la révolution égyptienne qui s’impose au monde entier, Zizek a repeint un monde arabe à l’image de l’Occident.

Dans cette perspective, Slavoj Zizek fait semblant de s’enflammer pour des « révoltes » qui s’attaqueraient « seulement » à des régimes répressifs, à la corruption et à la pauvreté, en revendiquant uniquement la liberté et l’espoir de meilleures conditions économiques. Lourd de signification, ce « seulement » qui est à la base de toute sa réflexion, montre la volonté de Zizek de préserver les intérêts occidentaux dans le monde arabe sous couvert de pseudo-rhétorique révolutionnaire. Dans le monde arabe, toute révolution a nécessairement un caractère anti-impérialiste du fait des rapports de domination existant au niveau international. Vouloir passer ce fait sous silence n’est qu’une imposture visant à protéger les intérêts occidentaux.

De même, en dehors d’une petite ligne sur la politique de soutien à Moubarak d’« Israël », Zizek passe sous silence la politique coloniale sioniste qui est pourtant un problème central pour l’ensemble du monde arabe. Ainsi, il laisse croire à son public occidental que les révolutions traversant le monde arabe sont « strictement » sociales et démocratiques c’est-à-dire sans contenu anti-colonialiste et anti-sioniste. Tout mouvement populaire dans le monde arabe s’inscrit dans une perspective de libération nationale car la nation arabe vit quotidiennement la colonisation directe en Palestine ou en Irak et les politiques néo-colonialistes sur le reste de son territoire. La crainte agitant actuellement les dirigeants sionistes montre bien que ceux-ci ne se font aucune illusion sur le caractère anti-colonialiste et anti-sioniste des révolutions en cours, aussi bien en Tunisie qu’en Égypte.

La volonté de Slavoj Zizek de mettre au centre des oppositions politiques dans le monde arabe la « gauche » et les « islamistes », s’inscrit évidemment dans ce cadre de défense des intérêts et valeurs de l’Occident. La vérité des trois dernières décennies est que les affrontements entre la « gauche » et les « islamistes » n’a profité qu’à l’Occident et aux régimes croupions qui lui sont soumis. L’Occident et ces régimes ont très bien su jouer, en fonction des rapports de force, les « islamistes » contre la « gauche » ou la « gauche » contre les « islamistes ». Les actuelles révolutions sont, en partie, le fruit des tentatives de dépassement de ces oppositions afin de remettre en cause les pouvoirs en place et les rapports de domination sur la scène internationale. Réactiver ces oppositions comme étant la « contradiction principale » traversant le monde arabe, n’est que la dernière trouvaille occidentale pour phagocyter les révolutions à l’œuvre.

Cette tentative de phagocyter les révolutions arabes, Slavoj Zizek nous la présente hypocritement sous la forme d’« une aide fraternelle de la part de la gauche radicale » occidentale qui serait « indispensable ». Il vrai que les peuples arabes ont attendu l’« aide » de Zizek et de ses amis fraternalistes pour mener à bien leur révolution. Zizek et ses amis se pensent comme les juges et les guides universels de révolutions qu’ils ne feront sans doute jamais dans leur propre pays en raison des risques qu’elles comportent. Ils se considèrent comme les esprits devant diriger les corps des Arabes qui luttent sur le champ de bataille. Cette attitude est révélatrice d’une perception du monde marquée du sceau de la culture occidentale de la suprématie. Il faut être profondément imbu de sa supériorité d’occidental pour se croire autorisé à donner des leçons, depuis une capitale européenne, à des peuples qui se sont soulevés malgré la répression policière et qui sont en train de mener leur révolution.

Durant la Révolution algérienne, Frantz Fanon nous avait déjà mis en garde contre les agissements de ces défenseurs des valeurs blanches qu’ils ont, de leur propre chef, rebaptisé « universelles »: « Dès que le colonisé commence à peser sur ses amarres, à inquiéter le colon, on lui délègue de bonnes âmes qui, dans les « Congrès de la culture », lui exposent la spécificité, les richesses des valeurs occidentales. Mais chaque fois qu’il est question de valeurs occidentales il se produit, chez le colonisé, une sorte de raidissement, de tétanie musculaire. Dans la période de décolonisation, il est fait appel à la raison des colonisés. On leur propose des valeurs sûres, on leur explique abondamment que décoloniser ne doit pas signifier la régression, qu’il faut s’appuyer sur les valeurs expérimentées, solides, cotées. Or il se trouve que lorsqu’un colonisé entend un discours sur la culture occidentale, il sort sa machette ou du moins il s’assure qu’elle est à portée de sa main. La violence avec laquelle s’est affirmée la suprématie des valeurs blanches, l’agressivité qui a imprégné la confrontation victorieuse de ces valeurs avec les modes de vie et de pensée des colonisés font que, par un juste retour des choses, le colonisé ricane quand on évoque devant lui ces valeurs. Dans le contexte colonial, le colon ne s’arrête dans son travail d’éreintement du colonisé que lorsque ce dernier a reconnu à haute et intelligible voix la suprématie des valeurs blanches. Dans la période de décolonisation, la masse colonisée se moque de ces mêmes valeurs, les insultes, les vomit à pleine gorge » (2).

Le paternalisme sans frein de Zizek va jusqu’à nier aux peuples arabes le droit de juger eux-mêmes les tyrans qu’ils ont renversé sans aucune « aide fraternelle ». Dans les fantasmes de Slavoj Zizek, les procès des dictateurs sévissant dans le monde arabe doivent se faire au tribunal international de La Haye. Notre révolutionnaire de salon ignore sûrement que pas un Égyptien, pas un Tunisien, pas un Palestinien et pas un Arabe en général n’accorde la moindre confiance au pseudo-droit international qui a été tant de fois utilisé par l’Occident pour justifier ses exactions dans le monde arabe.

Faites pour divertir un Occident en mal de distractions « révolutionnaires », les bouffonneries fantasmagoriques de Slavoj Zizek n’engagent que cet animateur des cirques mondains. Toutefois, le fait que nombre d’organisations de la gauche « radicale » occidentale se soient empressées de relayer ses fantasmes occidentalocentristes en dit long sur leur identité politique et sur le rôle « fraternel » qu’elles espèrent jouer à l’avenir dans le monde arabe.

Youssef Girard
10 février 2011

Références :

(1) Zizek Slavoj, « L’hypocrisie de l’Occident quand les peuples arabes se soulèvent », Libération, 03/02/2011
(2) Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Ed. Gallimard, 1991, page 74

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L’hypocrisie de l’Occident quand les peuples arabes se soulèvent

Ce qui frappe d’emblée le regard dans les révoltes en Tunisie et en Egypte, c’est l’absence du fondamentalisme musulman. Dans la meilleure tradition laïque et démocratique, les gens se révoltent seulement contre un régime répressif, sa corruption et la pauvreté, en revendiquant la liberté et l’espoir de meilleures conditions économiques. La démonstration est faite que l’idéologie cynique du libéralisme occidental – qui part du principe que, dans les pays arabes, le véritable sentiment démocratique se limite aux élites libérales au sens strict alors que l’immense majorité ne peut se mobiliser que sur le fondamentalisme ou le nationalisme – est erronée. La grande question reste malgré tout : que se passera-t-il demain ? Qui émergera en vainqueur politique ?

Quand un gouvernement provisoire a été désigné à Tunis, les islamistes et la gauche la plus radicale en ont été écartés. La réaction des libéraux béats fut : bravo, ce sont bien les mêmes, deux extrémismes totalitaires. Mais les choses sont-elles aussi simples que cela ? Le véritable antagonisme n’est-il pas précisément, sur le long terme, entre les islamistes et la gauche ? Même s’ils sont momentanément unis contre le régime, quand ils approchent de la victoire, cette union éclate et ils se livrent une lutte sans merci, souvent plus cruelle encore que contre l’ennemi commun.

N’avons-nous pas assisté à cette lutte après les dernières élections en Iran ? Ce que les centaines de milliers de partisans de Hossein Moussavi défendaient, c’était le rêve populaire qui avait nourri la révolution de Khomeiny : liberté et justice. Même si ce rêve était une utopie, il signifiait l’explosion saisissante de la créativité politique et sociale, des expériences et des débats parmi les étudiants et les gens ordinaires. Cette authentique ouverture, qui a libéré des forces sans précédent de transformation sociale, un moment où «tout a semblé possible», fut alors progressivement étouffée par la mainmise politique de l’establishment islamiste.

Même dans le cas de mouvements clairement fondamentalistes, la composante sociale ne doit pas être négligée. Les talibans sont régulièrement présentés comme un groupe fondamentaliste qui s’impose par le terrorisme. Cependant, quand, au printemps 2009, ils ont repris la vallée de Swat au Pakistan, le New York Times a écrit qu’ils avaient monté une «révolte de classe qui exploitait le profond clivage entre un petit groupe de propriétaires terriens aisés et leurs métayers». Si on pouvait craindre que les talibans, en «tirant profit» de la situation lamentable des fermiers, «présentent des risques politiques pour le Pakistan, qui restait largement féodal», qu’est-ce qui empêchait les démocrates libéraux au Pakistan, et aux Etats Unis, de tirer profit eux aussi de la même situation lamentable pour venir en aide à ces paysans sans terre ? Les forces féodales du Pakistan seraient-elles les «alliés naturels» de la démocratie libérale ?

La conclusion inévitable est que la montée de l’islamisme radical est toujours allée de pair avec la disparition de la gauche laïque dans les pays musulmans. Quand on présente l’Afghanistan comme le pays au fondamentalisme le plus radical, se souvient-on qu’il y a quarante ans, il avait une forte tradition laïque, grâce à un parti communiste puissant qui avait accédé au pouvoir indépendamment de l’Union soviétique ? Où est passée cette tradition laïque ? Et il est essentiel de lire les événements en cours en Tunisie et en Egypte (et au Yémen et… peut-être, espérons-le, en Arabie Saoudite) à la lumière de ce contexte. Si la situation est «stabilisée» de sorte que l’ancien régime perdure avec une chirurgie esthétique libérale, il faut s’attendre à une poussée de fondamentalisme insurmontable. Pour que puisse survivre l’héritage libéral essentiel, une aide fraternelle de la part de la gauche radicale sera indispensable.

Pour en revenir à l’Egypte, la réaction la plus honteuse et la plus dangereusement opportuniste revient à Tony Blair, rapportée par CNN : un changement est nécessaire, mais cela devrait être un changement stable. Un changement stable en Egypte ne peut que signifier un compromis avec les forces de Moubarak en élargissant légèrement le cercle du pouvoir. C’est pourquoi parler de transition pacifique maintenant est une indécence : en écrasant l’opposition, le raïs a rendu cela impossible. Après qu’il eut envoyé l’armée contre les manifestants, le choix était clair : un changement cosmétique dans lequel quelque chose change pour que tout reste pareil, ou bien une véritable rupture.

C’est donc maintenant l’instant de vérité : on ne peut prétendre, comme dans le cas de l’Algérie il y a dix ans, qu’autoriser des élections vraiment libres équivaut à donner le pouvoir aux fondamentalistes. Israël a fait tomber le masque de l’hypocrisie démocratique en soutenant ouvertement Moubarak. Une autre préoccupation libérale est qu’il n’y a pas de pouvoir politique organisé pour lui succéder s’il s’en va… Evidemment, puisque Moubarak y a veillé en réduisant toute l’opposition à des potiches décoratives – de sorte que le résultat évoque ce roman d’Agatha Christie, And Then There Were None («Et il n’en resta plus aucun», paru en français sous le titre Dix Petits nègres, ndlr). L’argument de Moubarak – moi ou le chaos – joue contre lui.

L’hypocrisie des libéraux occidentaux est à vous couper le souffle. Ils soutiennent publiquement la démocratie et quand le peuple se soulève contre les tyrans au nom de la liberté et de la justice, et pas au nom de la religion, ils sont «profondément inquiets» ! Pourquoi être inquiets au lieu de se réjouir que la liberté ait enfin sa chance ? Aujourd’hui plus que jamais, la devise de Mao Zedong est de mise : «Sous le ciel tout est en grand chaos ; la situation est excellente.»

Où donc devrait aller Moubarak ? Ici, la réponse est claire : à La Haye. S’il y a un dirigeant qui mérite d’y comparaître, c’est lui !

Slavoj Zizek
Traduit de l’anglais par Edith Ochs
3 février 2011
paru dans le quotidien français Libération

Un commentaire

  1. Dans les cours de philologie au lycée – comme cela est bien loin !… – nos professeurs nous mettaient souvent en garde contre les « faux amis » ; que je tiens d’ailleurs pour responsables en ce qui me concerne, de mon niveau d’anglais catastrophique…
    Or, les faux amis, ce n’est pas çà qui manque, quand on se penche sur les rapports entre le Centre et la Périphérie, dont notre monde arabe constitue pour l’Occident, en quelque sorte, la partie la plus « dérangeante ». Sans doute parce qu’elle fut elle-même autrefois un « Centre ». Un Centre autrement plus humaniste, plus moral, plus universel, au sens le plus noble de ce terme.

    Ceci pour dire combien j’apprécie la réflexion pertinente de Youssef Girard quand il écrit :

    « « Cette tentative de phagocyter les révolutions arabes, Slavoj Zizek nous la présente hypocritement sous la forme d’« une aide fraternelle de la part de la gauche radicale » occidentale qui serait « indispensable ». Il vrai que les peuples arabes ont attendu l’« aide » de Zizek et de ses amis fraternalistes pour mener à bien leur révolution. Zizek et ses amis se pensent comme les juges et les guides universels de révolutions qu’ils ne feront sans doute jamais dans leur propre pays en raison des risques qu’elles comportent. » »

    Or, et comme en écho à l’article de M. Slavoj Zizek, il y a un autre article signé de Samuel Moleaud, publié ce jeudi 10 Février par Le Grand Soir, – http://www.legrandsoir.info/De-la-Revolution-dans-le-Monde-Arabe-on-nous-cache-quelque-chose.html – où l’auteur conteste carrément, lui, au nom de la même compassion hypocrite – j’allais dire de la componction – le qualificatif de « Révolution » aux évènements historiques qui se déroulent sous nos yeux en Egypte :

    « « J’ai le sentiment que cette Révolution n’en n’est pas une, et que l’on nous cache quelque chose. Comme d’habitude. Car il y a fort à penser que les élites capitalistes de la planète salivent abondamment de la démocratie libérale qui va succéder aux « anciens » régimes. » »

    Commentaire posté : (Le Grand Soir )

    10/02/2011 à 11:56, par Abdelkader DEHBI

    Installer dans la conscience collective des sujets de la « périphérie », le syndrome de la déification d’un Empire omniscient, omnipotent, omniprésent qui peut tout et son contraire, grâce aux outils tentaculaires médiatico-économico-financiers-et-sécuritaires dont il dispose, cela fait partie « aussi » des objectifs dudit Empire. Y succomber est une forme d’allégeance.
    Quant à dire que « cette Révolution n’en est pas une » cela constitue une véritable insulte contre le peuple égyptien en « sursaut de dignité ». Cela sonne comme une réflexion d’éditorialiste du Figaro.

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