Il y a cinquante six ans, un groupe d’activistes, issus du parti indépendantiste le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD), décida de l’action armée contre le système colonial. Bien que le principal parti indépendantiste ait toujours prôné l’action armée comme moyen d’y parvenir à la souveraineté, il n’en reste pas moins que la participation aux joutes politiques retarda ce projet. En fait, il fallait attendre le 23 mars 1954 pour qu’un organisme, le Comité Révolutionnaire pour l’Unité et l’Action (CRUA), puisse se prononcer sur l’imminence de l’action directe. Bien sûr, il y avait  eu bien avant le CRUA une organisation spéciale (OS), mais cette dernière avait été confondue avec le parti. D’ailleurs, cette organisation fut marginalisée, à partir de 1951, par le parti. L’un de ses animateurs dans le Constantinois, Mohamed Boudiaf, se souvint de cette mise à l’écart par le parti. Du coup, en devenant l’un des animateurs du CRUA, il voulut procéder différemment. Selon Gilbert Meynier dans « Histoire intérieure du FLN » : « Pour Boudiaf, l’objectif était de convoquer un congrès unitaire où toutes les tendances seraient représentées, y compris les anciens de l’OS, écartés depuis 1951 et interdits de congrès en 1953… » (1)

Ainsi, le 1er novembre 1954 fut une occasion pour les activistes de l’OS de réaliser les desideratas du parti indépendantiste, empêtré jusque-là dans les luttes de leadership. D’ailleurs c’est ce que fit le nouveau parti, le FLN (Front de Libération Nationale), inaugurant sa présence sur la scène  nationale. Selon un tract cité par Mahfoud Kaddache dans « Et l’Algérie se libera », la nouvelle direction clarifia la stratégie de son mouvement en notant à juste titre : « Nous attirons l’attention des militants sur le point suivant : le FLN n’est pas la reconstitution du MTLD. Le FLN est le rassemblement de toutes les énergies saines du peuple algérien. Le MTLD pensait que la libération de l’Algérie serait l’œuvre du parti. C’est faux. Le FLN, lui, affirme que la libération de l’Algérie sera l’œuvre de tous les Algériens et non pas celle d’une fraction du peuple algérien, quelle que soit son importance. » (2) L’explication dura encore quelque temps avant que l’ensemble des tendances, hormis le MNA de Messali Lhadj, comprenne  l’utilité de conjuguer les forces en vue d’un éventuel recouvrement de l’indépendance nationale. Du coup, au lendemain de la trentaine d’actions de la Toussaint, les réactions divergèrent sur l’appréciation des événements. Quelle fut d’abord la préparation de ces actions ?   

I) Le déclenchement de la lutte armée

Le soulèvement fut d’abord une occasion pour les activistes, ne croyant pas à un règlement pacifique de la crise algérienne, d’en découdre avec le régime colonial. Pour qu’il n’y ait pas d’amalgame, écrit Mahfoud Kaddache, le FLN a donné l’ordre de s’attaquer aux symboles du colonialisme : casernes, commissariats, fermes de colons, agents de l’administration. (3) Toutefois, bien que les dirigeants aient été fermes dans leur volonté de poser le problème militairement, ils savaient également qu’en s’attaquant aux intérêts de la colonisation, les autorités coloniales allaient enclencher une répression inouïe. Mais de l’autre côté, en créant un climat d’insécurité, les autorités coloniales seraient obligées de négocier. Car l’offre de la négociation exista effectivement dans la fameuse déclaration du 1er novembre 1954. En effet, dans la partie consacrée aux moyens de lutte, il a été implicitement mentionné: «afin d’éviter les fausses interprétations et les faux-fuyants, pour prouver notre désir réel de paix, limiter les pertes en vies humaines et les effusions de sang, nous avançons une plateforme honorable de discussion aux autorités françaises si ces dernières sont animées de bonne foi et reconnaissent, une fois pour toutes, aux peuples qu’elles subjuguent le droit de disposer d’eux-mêmes». (4) Mais avant que cette négociation ne soit effective, les dirigeants du FLN ont programmé une batterie d’action à l’échelle nationale. Voici quelques exemples :

A Alger, cinq objectifs furent désignés. Il y eut le siège de la radio, l’usine à gaz, le central téléphonique, un dépôt de pétrole et un entrepôt de liège. Bien que les maquisards aient peaufiné leur plan, tous les objectifs ne furent pas atteints à l’instar de l’usine à gaz ou du central téléphonique. Dans la Mitidja, la défection des militants, persuadés par les dirigeants centralistes de reporter l’action, chamboula le programme. Il fallait l’intervention de Rabah Bitat, responsable de la zone IV, auprès d’Amar Ouamrane, adjoint de Krim Belkacem, chef  de la zone III, pour que ce dernier vienne avec ses hommes commettre des attentas à Boufarik. Il dépêcha 200 hommes selon Mahfoud Kaddache. Ce groupe attaqua en effet la caserne de Boufarik.

En Kabylie, la consigne de Krim Belkacem fut l’attaque contre les casernes de la région afin de récupérer les armes et les munitions. L’heure de l’attaque, comme sur tout le territoire national d’ailleurs, fut fixée à minuit. Le lendemain, le sous préfet de Tizi Ouzou constata les dégâts et adressa un télégramme, au gouverneur général, énumérant les sabotages : « A Bordj Menaiel, camp du Maréchal, Azazga, Dra-El mizan, des dépots de liège et de tabac ont été incendiés. Des coups de feu ont été tirés contre les casernes et gendarmerie de Tighzirt, Azazga et bien d’autres centres. » (5) Pour le sous-préfet les dégâts s’élevaient à plus de 200 millions.

Dans les Aurès, le plan élaboré par Mustapha Ben Boulaid visa plusieurs localités : Biskra, Batna, Fou Toub, Khenchela, Barika, Arris et Teghanimine. L’attaque qui resta vive dans les annales fut celle orchestrée par Chihani Bachir. Le groupe a en effet dressé une embuscade dés 3 heures du matin aux gorges de Tighanimine, entre Biskra et Arris. A 7 heures du matin, un car conduit par Djamel Hachemi, un ami de Ben Boulaid, a été arrêté par les hommes de Chihani. A l’intérieur du car il y avait le caïd Hadj Sadok et le couple Monnerot. Il a été demandé ensuite aux trois personnes de descendre du car. Selon le texte du FLN les deux instituteurs n’étaient en aucun cas concernés par le conflit. Du coup,  le mieux aurait été de ne pas les faire descendre du car. Lorsque Chihani a demandé au caïd s’il avait reçu la proclamation, celui-ci aurait répondu avec mépris. En sachant que les rôles allaient être inversés, c’est-à-dire le caïd n’était plus le maitre du moment, celui-ci a provoqué le drame. Selon Yves  Courrière : « Tout alors vas très vite. En une fraction de seconde. Hadj sadok… qui commence à avoir peur pour sa peau, a avancé la main vers le magnifique baudrier rouge. A l’intérieur il y cache un 6,35 automatique. Très vite la main plonge, ressort armée. Chihani lève alors la tête, voit le geste du caïd qui l’ajuste… Sbaihi n’a pas perdu un mouvement. Une rafale est partie… Le début de la rafale l’a atteint en plein ventre. Guy Monnerot a pris la suite dans la poitrine. Sa femme est atteinte à la hanche gauche. » (6)

En Oranie, les chefs du FLN (Ben M’hidi et Ramdane Abdelmalek) dressèrent des embuscades bien avant minuit. Le manque cruel d’armement incita les deux chefs à attaquer la gendarmerie  de Cassaigne. Selon Mahfoud Kaddache : « Dans l’Oranie, des hommes conduits par Ben M’hidi et Abdelmalek Ramdane subirent l’attaque des gendarmes de Benabdelmalek Caseigne avertis par un automobiliste que les partisans avaient blessés auparavant. Abdelmalek y trouva la mort, ce fut le premier responsable  FLN chahid. » (7)

Le Constantinois fut également embrasé. Les hommes conduits par Didouche étaient au rendez-vous de l’histoire. Ainsi, la gendarmerie de Condé Smendou, sur la route de Skikda, fut attaquée. A Kroubs prés de Constantine, des sentinelles essuyèrent des coups de feu. Toutefois, la présence des centralistes a quelque peu atténué l’ardeur des militants à se lancer dans cette action révolutionnaire.

II) Les réactions

Côté algérien :

Dans l’ensemble, les initiateurs furent peu ou prou satisfaits de l’action révolutionnaire. Les réticences vinrent principalement des dirigeants modérés. Car, comme l’écrivit Mohamed Boudiaf  en 1974, les partis modérés algériens avaient une ligne politique contraire à ce genre d’action. Voila ce qu’il pense de ces formations modérées : « Abbas et ses amis fondèrent l’U.D.M.A (Union Démocratique du Manifeste Algérien) qui rassemblait des notables issus des professions libérales, de la grosse bourgeoisie, des élus, etc. Tout en se prononçant pour l’autonomie de l’Algérie, l’U.D.M.A se situait à l’intérieur du système colonial, plus proche des courants assimilationnistes d’avant guerre que des nationalistes proprement dits… Les Oulémas qui, bien qu’étant une organisation à caractère religieux et culturel, ne pouvait s’empêcher de jouer un rôle politique. Leur attitude était ambiguë. Défenseurs acharnés se la personnalité musulmane en Algérie, ils étaient beaucoup moins chauds lorsqu’il s’agissait de se prononcer sur l’indépendance totale. Selon eux celle-ci ne pouvait être envisagée dans l’immédiat tant que les grandes masses restaient plongées dans l’ignorance. » (8)

Au lendemain des actions du 1er novembre 1954, ces partis furent surpris par l’ampleur de l’action. Hormis les messalistes qui envisagèrent l’action armée, mais uniquement  sous la houlette d’un seul homme, Messali Lhadj, les autres formations, selon Mahfoud Kaddache, furent dépassées par les événements. Il écrit plus loin : « Les responsables [centralistes] étaient convaincus de la non préparation sérieuse de l’action armée et d’un contexte politique défavorable résultant de la crise du parti nationaliste, de l’absence d’unité des forces nationales et de l’aide internationale qu’on pouvaient attendre, du moins des pays arabes. » (9) En France, les militants MTLD furent également surpris par les événements. La plupart des Kasmat restèrent, selon Kaddache, fidèles à Messali, hormis celle de Sochaux qui opta pour la neutralité. De leur côté, les Oulémas jugèrent que les autorités coloniale étaient seules responsables de cette explosion tout en excluant le recours à l’action armée. Militants associatifs modérés, les Oulémas préconisèrent l’ouverture du dialogue comme solution au conflit. Pour étayer cette thèse, voila ce qu’écrit Mahfoud Kaddache : «  Au Caire, Cheikh Bachir El Ibrahimi resta à l’écart du FLN, et chercha à constituer avec les représentants de l’UDMA et des messalistes un rassemblement national populaire où chaque organisation garderait son autonomie. » (10)

Côté colonial :

La condamnation des événements du 1er novembre 1954 fut unanime en colonie et en métropole. Le président du conseil de l’époque, Pierre-Mendès France, réputé pour ses idées libérales, condamna fermement l’action des nationalistes algériens. Il annonça devant les députés à la chambre : « Il n’y a pas de sécession possible…Ici c’est la France ! Et par conséquent aucun gouvernement ne cédera pas sur ces points. » La déclaration péremptoire fut celle du ministre de l’intérieur, François Mitterrand : «  Je n’admets pas de négociation de négociation avec les ennemis de la patrie, la seule négociation c’est la guerre. » (11)

Cependant, la noria répressive ne tarda pas à s’enclencher. La première mesure fut la dissolution, le 5 novembre 1954, du MTLD. Quelques jours plus tard, fut déclenchée l’opération « Orange Amère », écrit Kaddache, contre les militants nationalistes, et ce sans distinction de courant auquel il appartint. Il poursuit en soulignant : «  On arrête des dirigeants, des élus, des militants, ceux qui n’ont pas participé aux attentats comme Moulay Merbah [messaliste], Ben Khedda, Kiouane [ tous les deux centralsites], et aussi ceux qui en ont été les responsables et donc une partie de l’équipe de Zoubir Bouadjadj. » (12) Afin de justifier aux métropolitains et rassurer les colonialistes, le gouvernement français engagea une propagande visant à discréditer les nationalistes du FLN.  Le but sous jacent fut de tromper l’opinion internationale en présentant les événements comme étant éphémères.  La suite a donné tort aux promoteurs de cette propagande.

Finalement, il apparait nettement que l’insurrection lancée en novembre 1954 n’était nullement une entreprise hasardeuse. En effet, il n’y a pas pire pour un citoyen que d’être exclu de la vie politique de son pays. D’ailleurs, l’Algérien a été tout au long de l’histoire quelqu’un de contestataire, que ce soit sous le joug de l’étranger ou sous le régime autoritaire de son pays. Du coup, il est facile de mobiliser les hommes sur les sujets inhérents à son avenir, comme l’a explicité l’appel de l’ALN : « comme tu le constates, avec le colonialisme, la justice, la Démocratie, l’Egalité ne sont que leurre et duperie destinés à te tromper et à te plonger de jour en jour dans la misère que tu ne connais que trop. »  La base a été in fine prête et elle n’attendait que le signal des activistes au sein du plus important parti nationaliste, le MTLD.

Boubekeur Ait Benali
31 octobre 2010

Notes de renvoi :

1) www.algéria-watch.org, 23 mars 2008.
2) Mahfoud Kaddache, « Et l’Algérie se libéra », page 22.
3) Ibid, page 12.
4) Déclaration du FLN du 1er novembre 1954.
5) www.algeria-watch.org, 1 novembre 2008.
6) Ibid.
7) Mahfoud Kaddache, ibid, page 13.
8) Mohamed Boudiaf, El Djarida, Nov-Dec 1974.
9) Mahoud Kaddache, ibid, page 14.
10) Id, page 16.
11) Ibid, page 17.
12) Ibid.

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