L’Algérie est fort éloignée de la phrase de Santander inscrite en Colombie au fronton de tous les palais de justice : « Les armes nous ont donné l’indépendance, seules les lois nous donneront la liberté ».

« Libérez la liberté à dit Victor Hugo, la liberté fera le reste ». La justice n’est que l’ombre du pouvoir, son bras séculier.

La raison d’État a toujours été invoquée pour infléchir les cours de justice. Il suffit qu’elle soit invoquée pour que la justice debout soit à genoux, et la justice assise à plat ventre. Pour les droits de l’Homme, « la raison d’État est le moment où l’État déraisonne, perd la raison ». Trois raisons sont supérieures à la raison d’État : celle du droit contre l’injustice, celle de la liberté contre la tyrannie, celle de l’humanité contre la barbarie.

La justice est-elle égale pour tous ? La balance de la justice penche non pas selon l’impartialité de la loi, mais selon qu’elle concerne un allié ou un adversaire du pouvoir en place.

Une justice à deux vitesses, avec deux poids et deux mesures, n’est que de l’injustice, un refus de faire bénéficier tous les Algériens de la protection égale de la loi. Le respect du principe d’égalité et de non-discrimination est essentiel, il est incompatible avec l’inégalité devant la loi qui considère qu’il y a deux catégories d’Algériens, les citoyens et les sujets, ceux du premier collège et ceux du deuxième collège, vertu cardinale de l’Algérie coloniale.

C’est le temps des procès montés de toutes pièces, qui rappellent de façon caricaturale les procès de Moscou des années 1936-1938, ceux de la guerre d’Algérie, ceux du tribunal révolutionnaire, de la défunte cour de sûreté de l’État et des cours spéciales de justice. « La reine des preuves », selon la théorie de Vichensky est l’aveu de l’accusé obtenu sous la torture, l’inculpation constituant déjà un préjugement, antichambre de la condamnation.

Quand la politique « entre dans le prétoire, la justice en sort ». Dans son procès contre Nicolas Sarkozy, Dominique de Villepin a déclaré qu’ « il faut faire triompher le droit et la justice sur la politique ».

Le tribunal révolutionnaire a siégé à Oran après le coup d’État avorté de décembre 1967 du Colonel Tahar Zbiri chef d’état major de l’ANP. Le Colonel Khatib Youcef et le Commandant Lakhdar Bouregaa de la Wilaya IV, qui se sont présentés comme témoins devant le tribunal, ont été condamnés à dix ans de prison ferme.

Le procès de la Ligue des droits de l’Homme s’est déroulé à Médéa, devant la cour de sûreté de l’État. Deux années après, un officier supérieur de l’armée, directeur des affaires juridiques au Ministère de la Défense Nationale, devenu avocat après sa mise à la retraite, a avoué avoir été porteur du verdict, le 19 décembre 1985, en compagnie de deux hauts fonctionnaires du ministère de la Justice, des condamnations rendues par la Cour de sûreté de l’État, mais dictées par le pouvoir politique.

Les cours spéciales de justice

La Constitution du 23.02.1989, concrétisée par la loi du 12.02.1989 sur le statut de la magistrature, a consacré le principe de l’indépendance de la justice. La loi reconnaît au conseil supérieur de la magistrature le droit de procéder aux nominations et aux mutations, ainsi qu’au déroulement de la carrière des magistrats. L’inamovibilité prévue par la loi était la condition de l’indépendance des juges.

Le décret législatif du 24.10.1992 a battu en brèche l’autonomie de la justice, en modifiant le statut de la magistrature. Les présidents des cours de justice redeviennent cadres supérieurs de la nation et leur mutation, le déroulement de leur carrière, relèvent du seul pouvoir exécutif avec lequel ils ont des relations de subordination hiérarchiques, organiques et fonctionnelles. ^

Le décret législatif du 30.09.1992 qui a créé les trois cours spéciales de justice, est inconstitutionnel, attentatoire aux droits de l’Homme, aux principes généraux du droit et aux pactes et conventions internationaux des droits de l’Homme de 1966.

Les cours spéciales de justice ne constituent pas des juridictions régulières, mais des juridictions d’exception, des cours semblables à la défunte cour de sûreté de sinistre mémoire, qui avait rendu des parodies de justice.

A force d’être au service de la justice, on a substitué la justice au service de la force. Ces cours spéciales ne comportaient pas de corps de jurés, mais cinq magistrats dont un président et quatre assesseurs nommés par décret présidentiel non publiable. Quiconque révélait l’identité des juges était passible de deux à cinq ans d’emprisonnement. Les inculpés étaient présentés les yeux bandés devant les juges d’instruction. Le décret législatif du 30.09.1992 a réduit à quatre mois la durée maximale de la détention préventive avant le procès. Les arrêts de renvoi ne sont pas susceptibles de pourvoi en cassation, contrairement à la loi.

C’est la justice menée au pas de charge. Les magistrats, volontaires ou choisis par le ministre de la Justice, sont d’une fidélité sans faille au pouvoir qui a toujours préféré des juges complaisants, n’hésitant pas à transgresser les lois à ceux qui estiment que leur fonction est de les appliquer. Ces juges ont des réflexes et des comportements en harmonie avec le pouvoir totalitaire qui les a désignés.

Pour Roger Collard, « là où il n’y a pas de magistrats indépendants, il n’y a que des délégués du pouvoir ».

La justice qui sert d’alibi à la politique n’est pas dans un État de droit, mais dans un État de fait et de non droit. Quand les juges obéissent aux orientations et aux instructions du pouvoir exécutif, les plateaux de la balance symbole de la justice disparaissent pour laisser place au fléau.

« Il n’y a pas de plus atroce tyrannie que celle qui s’exerce à l’ombre des lois et sous les couleurs de la justice » écrivait Montesquieu. Cette politique a mené certains juges à l’allégeance, à l’inconditionnalité et à la compromission, en échange de promotions et de certains avantages matériels.

Les procès devant les Cours spéciales de justice

La durée de la garde à vue définit les valeurs auxquelles se réfère un État. Les détenus sont gardés dans les locaux des services de sécurité, plusieurs semaines, pour certains plusieurs mois, alors que la garde à vue prolongée est de 12 jours.

La consigne donnée aux présidents des cours spéciales de justice était d’empêcher que la barre ne soit utilisée par les accusés comme tribune pour défendre leur cause, leur idéologie ou pour s’étendre sur les atteintes portées à leur intégrité physique durant leur détention. Malgré les rappels à l’ordre, de nombreux inculpés ont décrit les sévices subis, mais leurs récits ne figurent pas sur les procès verbaux d’audience. Présentés bout à bout, ils constituent des réquisitoires implacables. Les aveux rétractés à l’audience, où la Cour spéciale de justice doit seulement apprécier ce qui se dit devant elle, doivent en droit entraîner la nullité des procédures.

Les pièces du dossier ne justifient pas de manière générale l’accusation, mais le ministère public dans l’incapacité de prouver la culpabilité des accusés, leur laisse le soin de prouver leur innocence. Ce que la cour cherche à savoir sur l’accusé, c’est ce qu’il est et non ce qu’il a fait.

Une justice expéditive qui ne tient compte ni des arguments des accusés ni des plaidoiries des avocats, laisse l’impression, pour ne pas dire la certitude, qu’ils ont été condamnés sur ordre avant que le procès ne commence. Les juges n’ont pas jugé en leur âme et conscience, mais en fonction des consignes données par le pouvoir exécutif, par le ministre de la Justice et les services de sécurité interposés. Des crimes judiciaires ont été commis, des innocents ont été condamnés à mort et exécutés. C’est une tache indélébile sur la justice.

Demander des procès légaux et équitable devant ces cours de justice, dans des affaires politiques, durant l’état d’urgence, avec des lois d’exception, n’est-ce pas, selon l’expression politique consacrée, « demander du lait à un bouc ». Des bras de fer ont opposé les présidents des cours spéciales de justice aux avocats de la défense au cours de nombreux procès.

Des atteintes graves délibérées et répétées aux droits de la défense ont obligé à plusieurs reprises les avocats à geler leurs activités au niveau des juges d’instruction, puis des cours spéciales de justice.

Les avocats de tous les barreaux d’Algérie ont boycotté les juridictions spéciales, à la suite de la publication du décret autorisant les présidents de Cours spéciales de justice à expulser de l’audience les avocats et à les suspendre pour une durée de 3 à 12 mois. L’histoire l’a souvent montré, c’est la responsabilité du pouvoir qui est engagée et la justice qui est mise en cause, lorsqu’un avocat ne peut pas exercer pleinement et sans risques sa profession.

Qu’avez-vous fait de la justice, Monsieur le garde des Sceaux ?

Il faut lui rendre sa dignité et son honneur. Vous ne cessez de dire et de répéter que la séparation des pouvoirs vous interdit de vous intégrer dans les affaires de justice, alors que vos interventions dans le déroulement de l’action judiciaire sont permanentes. La corruption, florissante, est à tous les niveaux et dans tous les domaines, elle gangrène les plus hautes sphères de l’État, la justice en premier lieu. Les dirigeants proches du pouvoir ne peuvent être poursuivis quand ils sont en délicatesse avec la justice pour malversation.

La justice est mise en délibérée. Elle recevra sa part de volée de bois vert, après l’instauration de la démocratie, le fonctionnement régulier des institutions et la mise en œuvre de l’État de droit.

Abdennour Ali-Yahia
Juillet 2010

Source : Errabita, périodique de la LADDH (http://www.la-laddh.org/spip.php?article433)

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