Mettre les interactions entre les représentations identitaires et les enjeux objectifs au service de la nation et de la société

Merci aux organisateurs de m’avoir invité à cette journée d’études. En raison de contraintes de temps et de santé, je suis désolé de ne pouvoir bénéficier directement des échanges qui vont s’y dérouler. Je m’excuse aussi, pour les mêmes raisons, de limiter cet exposé par rapport à que j’aurais souhaité (1).
 

Je ne sais pas si le choix d’une date aussi symbolique que celle de l’indépendance pour la tenue de cette journée est un hasard ou non. Elle nous rappelle en tout cas que la vocation la meilleure pour les valeurs de l’amazighité, comme pour les autres valeurs, c’est de s’articuler à la réalité globale de la Nation, de contribuer par son apport et ses qualités propres à une dynamique nationale unitaire et démocratique, dans un processus de renforcement mutuel.

Dans cet esprit, les conditions existent-elles pour que notre journée d’études contribue à consolider les espoirs de sortir pacifiquement et démocratiquement de la crise où est enfoncée la  Nation ? Il est difficile de le dire, car les multiples dimensions de cette crise n’ont cessé de s’imbriquer vers le pire. Vous connaissez la spirale maléfique qui s’est instaurée, attribuée faussement à la fatalité. Depuis longtemps chaque jour qui se lève sur nos drames voit s’affaiblir ou tuer les espoirs de la veille.

En fait, les possibilités de solution de nos contradictions dites « identitaires », vraies ou supposées, sont torpillées et polluées de façon récurrente par les rivalités et intrigues  de pouvoir et d’intérêts. Ces rivalités, particulièrement dans les milieux dirigeants ou dominants, poussent à envenimer les contentieux classés dans la sphère de l’identitaire en les abordant dans l’absolu et pour eux- mêmes, sans prendre en compte à la hauteur des risques ainsi courus, les intérêts de la nation et de la société. Ainsi malmenées et détournées, les « identités » (entre guillemets) pervertissent et opacifient à leur tour les conflits normaux et légitimes de pouvoir et d’intérêts à tous les niveaux de l’échelle sociale, elles soulèvent des obstacles à leur régulation par des voies démocratiques et pacifiques.

Le cercle vicieux est aggravé par l’imbrication profonde avec le contexte international, puisque nous sommes confrontés en permanence aux diktats impitoyables d’un ultra-libéralisme mondial plus impérialiste que jamais, dont la logique structurelle est de tirer le profit maximum de nos impasses, auxquelles il contribue directement et indirectement.

Alors, n’y a-t-il pas d’issue ? Et s’il y en a une ou plusieurs, peut-on s’en rapprocher ?

J’aborderai certains aspects de nos réalités en les accompagnant de quelques remarques méthodologiques. Elles sont éclairantes dans la mesure où les travaux des chercheurs qui ont approfondi ce thème à travers  le monde recoupent tout ce que nos expériences algériennes, dans leurs moments heureux ou dramatiques, nous ont  permis de constater sur un demi-siècle, depuis la crise de 1949 jusqu’aux convulsions successives des quinze dernières années.

Les identités

Tout d’abord, qu’entend-on par identité, sentiment identitaire ? Ces termes ne renvoient pas à la réalité objective, mais à sa représentation dans les esprits et les cœurs. Plus exactement ils traduisent la perception individuelle ou collective qu’ont des êtres humains vivant en société, d’appartenir à une communauté dont certains repères particuliers (le plus souvent liés à la langue, à la religion, à l’appartenance tribale ou régionale etc) leur donnent le sentiment d’une appartenance commune et partagée. Ils ont la conviction plus ou moins forte que cette appartenance les rend différents des autres  et qu’elle est plus propice aux solidarités protectrices que toute autre allégeance.

D’une communauté imaginée à une autre, les représentations sont souvent très divergentes, contradictoires, concurrentielles et même antagoniques, y compris lorsqu’elles se réfèrent toutes à des cadres et des contextes objectifs identiques ou peu différents, du point de vue territorial, historique, linguistique, religieux, psycho-culturel, socio-économique ou autres.

Il faut aussi dissiper une autre équivoque. On trouve dans l’usage courant, pour désigner la personnalité nationale ou la composante humaine de la Nation comme entité, des formules telles que identité nationale ou communauté nationale. Au sens strict et dans l’approche scientifique que nous recherchons, ces formulations rapides qui relèvent de la commodité de langage sont inadéquates et anachroniques. La Nation, l’Etat-nation et la personnalité nationale correspondent  en effet à une qualité nouvelle qui transcende les identités et les mentalités communautaires qui les ont précédées ou qui leur restent plus ou moins sous-jacentes. Le principe de solidarité qui unit les composantes humaines de la nation est différent de celui qui cimente les solidarités à l’intérieur des identités communautaires. Les liens qui cimentent la nation diffèrent en principe du type de coexistence et de coopération qui régissait les relations au sein des groupes identitaires anciens ou entre des aires identitaires différentes.

La cohésion nationale qui s’instaure entre les ressortissants issus des composantes identitaires pré-nationales relève d’un nouveau type de relations qui ne tient pas aux seules identités originelles. Il ne s’agit plus d’un effet d’addition ou de juxtaposition, comme pourrait le laisser suggérer les formulations officielles quand elles énumèrent ce qu’elles appellent les « constantes » de la nation, un terme par surcroît non approprié car il n’y a rien de plus évolutif que les valeurs visées par ces appellations. Dans la nation, le degré de cohésion n’est plus lié au seul passé, au désir de le restituer ou au besoin de le revivre, d’autant que nombre de ses caractéristiques, des modes de vie et de survie anciens ont soit disparu, soit se sont affaibli jusque dans le quotidien des nationaux les plus traditionalistes. Le degré de cohésion dans les conditions nouvelles  est alors celui d’un nouveau consensus en renouvellement permanent. Il est fondé sur la conscience ou la prise de conscience des  protagonistes nationaux qu’ils ont un intérêt réel à vivre un présent et un futur communs, construits désormais sur des intérêts, des valeurs, des pratiques et des mécanismes de régulation d’une citoyenneté en voie d’émergence plus ou moins laborieuse.

Valeurs et pratiques encore fragiles, car tout en cédant du terrain, les différences communautaires et les survivances du passé mettent à s’acclimater aux nouvelles conditions un temps et des modalités qui varient en fonction des satisfactions que les candidats citoyens trouvent ou non dans le processus national en cours.

La cohésion nouvelle de type national n’est donc pas acquise une fois pour toutes. Elle peut être confortée par le sentiment gratifiant des avantages acquis et la fierté partagée des succès remportés en commun dans des entreprises historiquement récentes de libération ou d’édification. L’inverse se produit quand ce capital s’épuise du fait de déboires lourds et prolongés qui sont alors imputés au nouvel Etat nation. D’où l’attrait, embelli par contraste, de ce qui est resté vivace dans les valeurs du passé, habilement entretenu par des intérêts économiques et des forces politiques qui comptent tirer avantage du désenchantement qu’ils font tout pour amplifier.

Démocratie et consensus national

La Démocratie (avec un grand D) favorise-t-elle, à partir d’une situation antérieure dominée par les identités communautaires, une transition fructueuse vers la consolidation du processus national ? On a souvent tendance  à l’affirmer. C’est en partie vrai car l’émergence  nationale s’accompagne d’une forte demande démocratique de la part de plusieurs catégories socio-politiques. Mais cela mérite d’être précisé, l’affirmation doit être soumise à inventaire sous peine de confusion.

Le consensus qui fonde la nation n’est pas identifiable en tout point et dans tous les cas à une adhésion démocratique. Tout dépend de la qualité et du contenu réel de ce qu’on qualifie de démocratique. Le nouveau vécu collectif est certes instauré au nom de la nation et de la république démocratique. Mais s’accompagne-t-il d’efforts et de pratiques égalitaires (je ne dis pas égalitaristes, c’est autre chose) ? Ou au contraire, en particulier dans le domaine social et du respect de la dignité humaine, aboutit-il ou non  à creuser des fossés dans la société, maintient-il, génère-t-il ou non l’exclusion de groupes entiers, surtout si ces derniers sont constitués sur la base d’affinités culturelles et d’identités traditionnelles?  La situation peut devenir intolérable si, à tort ou à raison, de tels groupes se perçoivent  minoritaires et  fragilisés dans l’environnement national à cause de leur particularité culturelle. Même les pratiques de la démocratie formelle, à supposer qu’elle soit appliquée loyalement, est ressentie alors par eux comme une menace. Le consensus national fondé sur la conscience de certains intérêts communs entre majorité et minorité est alors le recours et la ressource la plus précieuse, je dirai même la seule ressource pour la sauvegarde de la nation et de la paix civile, Le régime le plus formellement démocratique ne peut se permettre sans risque grave de négliger ce souci.

La cohésion nationale est quelque chose qui se construit au jour le jour ou dans des circonstances exceptionnelles et non pas un thème qu’on soumet à la légère à referendum, à supposer d’ailleurs que le referendum soit un modèle infaillible de pratique démocratique. A moins qu’il s’agisse d’un referendum de confirmation et de consolidation du consensus si l’édifice national est en mesure de résister ou bien le prélude à des divorces à l’amiable dont toutes les parties auraient mesuré les prolongements avec esprit de responsabilité. Les problèmes naturels et légitimes que posent à la nation son arabité, son islamité, sa berbérité, son imprégnation historique par la francophonie, tous ces problèmes méritent d’être traités avec délicatesse et le souci réciproque des intéressés de respecter tout ce qui est respectable. La question nationale est aussi serrée et complexe qu’un nœud gordien, elle gagnerait à être dénouée avec beaucoup de discernement. Trop de pâles émules d’Alexandre le Grand ont prétendu lever le sabre comme lui pour trancher tout et n’importe quoi du haut de leurs petites certitudes. L’envergure de ces apprentis sorciers est certes disproportionnée à l’immensité de l’enjeu, néanmoins de telles arrogances et aveuglements sont plus dangereux pour l’Algérie que tous les séismes terrestres réunis, passés ou à venir.

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