Après ma première partie du Bac, en 1961, j’étais nommé pion et j’avais la responsabilité d’un dortoir de trois classes terminales, c'est-à-dire près d’une centaine d’élèves. C’était là, trois ans après le début de la croisade contre le jeûne, que j’ai découvert la grande misère à laquelle étaient soumis des élèves croyants et pratiquants. Ma chambre de pion servit au cours du Ramadan de cette année là de réfectoire à la dizaine de jeûneurs que nous étions, ravitaillés par une sœur aisée et généreuse qui habitait dans le voisinage.

C’était cette année aussi que j’ai entendu parler pour la première fois de Cheikh Khlif. C’était déjà notre chevalier vaillant qui osa s’opposer à l’autoritarisme de Bourguiba aux cris d’Allahou Akbar Ma Iemchich !

En fait très peu de gens en dehors des Kairouanais, savaient exactement le pourquoi de cette manifestation qui coûta la vie à 5 personnes, fit de nombreux blessés et provoqua l’arrestation d’un grand nombre de manifestants. Certains continuent à l’ignorer ou à entretenir la confusion autour de ses motifs. C’est pourquoi le témoignage direct et précis d’un homme comme Ahmed Kedidi est vital pour comprendre les événements de cette époque.

En ce début de 1961, Bourguiba et son ministre de l’éducation nationale Mahmoud Messadi, décidèrent d’introduire la mixité dans les écoles et d’interdire le port du voile de l’époque. Ce dernier, appelé Khama, tenait en deux pièces : la première de satin, le plus souvent de couleur noire à Kairouan, qui couvrait la tête et arrivait jusqu’aux hanches de la jeune fille et la deuxième couvrait la partie inférieure du visage et nouée par derrière la tête. Cet habit arrivait jusqu’aux genoux et rarement jusqu’aux pieds.

Mais il y avait plus grave : le gouvernement décida aussi de fermer certaines annexes de l’enseignement zeitounien, et de concentrer celui-ci dans certaines villes. Celle de Kairouan, dirigée par Cheikh Khlif depuis 1957, subissait ce sort : les élèves étaient transférés à l’annexe de Sousse et Cheikh Khlif ainsi que Cheikh Salah Bahri étaient mutés à Sousse par une mesure disciplinaire.

C’était le clash. Une grande manifestation partit de la mosquée Okba après la prière du vendredi en direction de la Wilaya, sur laquelle régnait en Sultan Mamelouk, un autre ancien Zeitounien, Amor Chéchia. On connaît la suite. Cheikh Khlif a été jugé et condamnée à la peine capitale, commuée en 20 ans de travaux forcée. En fait il passa seulement deux ou trois années en prison et reprit son enseignement à Sousse.

C’est à Sousse que je l’ai connu une dizaine d’années plus tard et souvent côtoyé à la librairie Dar El Kitab où il venait souvent. Notre ami commun, feu Taïeb Kacem, décédé en 1995, un fin lettré et lui aussi Zeitounien, adepte de la non-violence et grand admirateur de Gandhi, patron de la librairie, facilita le contact. Nous avions sympathisé rapidement, ce qui m’a permis au fil des années de découvrir en lui un homme tout à fait aux antipodes de l’image de bigot que certains donnaient de lui. C’était l’exemple même de l’humilité, si rare chez nos concitoyens, de la discrétion mais surtout un homme de grande conviction ce qui ne l’empêchait pas d’être curieux et ouvert, prêt à débattre de tout avec n’importe qui et sans préalable. D’ailleurs, nombre de l’entourage de Taïeb Kacem et de ses propres fréquentations, étaient des hommes de gauche de l’intelligentsia du Sahel.

Revenant une fois avec lui sur cet épisode de 1961, je lui ai raconté la galère des lycéens internes qui faisaient le Ramadan en Tunisie et comment, se retrouvant l’année d’après en France, ils furent admis par le CROUS à profiter du régime très favorable du restaurant médico- social, dont les horaires de service correspondaient, du moins en 1962, à l’heure de la rupture du jeûne. Avec la qualité de la nourriture en plus. Il n’en fut guère étonné, convaincu que ces Européens appliquaient les préceptes de l’Islam sans croire à son message!

Cheikh Khlif a eu droit au dernier procès de sa vie au début de 2003. Un procès par contumace et en l’absence de la défense, en direct sur la chaîne télévisée Elhiwar. C’était suite à son « commentaire », jugé diffamatoire, du livre de Mohamed Charfi du haut du Minbar de la mosquée Okba. La « société civile » vint au secours de Charfi dans ce qui avait été perçu comme une machination contre lui. Le Cheikh était jugé instrument du pouvoir, obscurantiste et autres qualificatifs du même genre. On a rappelé plusieurs fois comme il convient, le fait qu’il a été député du RCD, mais on a omis de dire ne serait-ce qu’une seule fois, que son adversaire était à la même époque, ministre dans l’exécutif dirigé par ce même RCD.

Ainsi va la justice !

Cheikh Khlif nous a quittés à un mois du cinquantième anniversaire de l’indépendance, d’une Tunisie profondément musulmane depuis des siècles, mais tiraillée depuis une trentaine d’années, entre les prétentions arrogantes de trois franges de l’élite politique : une véritable élite historique destourienne, ayant perdu depuis longtemps sa légitimité, mais qui s’ingénie à continuer de disposer de la Tunisie et des Tunisiens.

Une prétendue élite historique de « gauche », au poids insignifiant, mais qui estime avoir hérité du pays « en rente viagère », et enfin une troisième, non moins arrogante, qui veut disposer des croyants au motif qu’elle tire sa légitimité de la défense de l’islam. Entre les trois, les simples musulmans, l’écrasante majorité des Tunisiens qui veulent vivre leur foi en paix, se cherchent une voie du salut !

Rahima Allahou Abderrahmane Khlif.

Ahmed Manaï
24 février 2006

Original: http://www.tunisitri.net/actualites/actu25.htm

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